Récit de Robert d'Arras - Dunkerque 1943

Récit de Robert d'Arras, époux de Madeleine Decroix


Les soldats de plomb

Dunkerque mai 1943

Au cours d'un voyage de Dunkerque à Nantes pour rejoindre ma femme et ma fille, je viens de relire le livre de Gustave Aubry sur « Le Second Empire » et le chapitre sur la campagne de Crimée a été un trait de lumière pour moi. On y lit : « Les soldats Français, les Anglais éprouvés par la campagne d'Algérie (nous sommes en 1854) sont vigoureux, adroits, rudes à la besogne, endurcis à la fatigue et aux privations....zouaves et voltigeurs fraternisent avec Irlandais et Russes et les Écossais de Lord Raglan »

Zouaves, Voltigeurs, irlandais et Russes ! Mais c'était la composition de notre armée de soldats de plomb, jouet merveilleux qui venait de papa et qui a enchanté notre enfance ! C'était donc un résumé en miniature de l'armée de Crimée. N’y avions-nous jamais songé ?

Quand son père était enfant, lui-même avait reçu de bien beaux cadeaux pour la Saint Nicolas et les étrennes, des jouets dont nous n'avons plus l'idée. Nous avons trouvé un ravissant, un jour, dans un coin du second grenier, un théâtre miniature (mais de dimensions considérables pour des enfants), coulisses, décors et marionnettes et des caisses de carton pour faire face aux besoins des répertoires. Quand nous étions bien sages, on sortait d'une armoire où il était soigneusement rangé, un jeu de construction qui permettait d'édifier l'église du village, avec son clocher pointu et sa nef, couverts de tuiles rouges. Ces jeux nous furent peu montrés de peur qu'ils ne s'abîment, mais on nous avait concédé les boîtes de soldats de plomb.

Il y en avait des centaines à l'origine, c'étaient des silhouettes minces, hautes de é centimètres au plus – groupées par compagnies de cinquante hommes environ – avec un officier à cheval, deux lieutenants, deux clairons et deux tambours. Ils représentaient avec fidélité, et de couleurs très vives, les chasseurs à pied aux épaulettes jaunes, les zouaves à la tunique bleue et au pantalon rouge, le légionnaire à la longue barbe, les fantassins avec leurs officiers à longues redingotes. Il y avait des cavaliers, les chasseurs d'Afrique, les cuirassiers, les lanciers et surtout les dragons de l'impératrice avec leurs uniformes verts et parmi ces centaines, un cavalier sautant une haie, alors qu'une bombe éclate à ses pieds...Il y avait des généraux, des médecins militaires, des officiers du génie, des artilleurs, des canons, des fourgons, bref, une armée entière. Il y avait des Russes, des Anglais avec leurs courroies blanches croisées sur le dos, des Cosaques et des Uhlans.

Sous la direction de notre aîné, Jacques d'Arras, grand arbitre des batailles rangées, qui donnait au préalable aux deux chefs d'armée, mes frères, Maurice et Jean, les thèmes de la manœuvre et les données du problème, les combats se déroulaient ainsi et, chaque année, nous recevions pour nos étrennes des contingents nouveaux de troupes aux uniformes plus modernes. Chose bizarre, ils se fabriquaient en Allemagne et nous étaient livrés dans des boîtes ovales que je revois d'ici, une étiquette sur le couvercle, en Français et en Allemand, indiquait la nature de la garnison contenue dans ses flancs, fantassins au pantalon rouge, fusiliers-marins au col bleu, cuirassiers, artilleurs pontonniers. Finalement, nous comptions dans la boîte en bois de 1500 à 2000 hommes, rangés par compagnies et couchés sur des papiers superposés.

Les jours de congé, lorsqu'il pleuvait, les promenades étaient remplacées par le « Kriegspiel » la troupe était divisée en deux parties égales, françaises d'un côté, étrangères de l'autre et mes deux frères étaient placés face à face de part et d'autre d'une allonge de la table à manger qui formait écran entre les deux adversaires et qui coupait perpendiculairement 8 ou 10 lames du plancher. Chacun avait 20 minutes pour ranger son armée selon son inspiration et , je le répète, « hors des vues de l'ennemi ». Les joueurs étaient à quatre pattes et l'allonge dissimulait les formations de l'armée adverse. A l'heure dite, notre frère Jacques enlevait l'allonge et l'o pouvait d'un coup d'œil embrasser le champ de bataille. Nous avions vite connu la tactique du combat. Nos effectifs étaient rangés en profondeur, prêts à se déployer à droite ou à gauche, les réserves étaient massées à distance considérable ; et si nous avions imaginé une manœuvre enveloppante, le font était peu dense, tandis que les ailes étaient renforcées et pourvues à l'arrière de copieuses réserves, l'artillerie était savamment placée et la cavalerie aux ailes était prête pour la charge ou pour la découverte.

Dès ce moment, la partie était jouée, les connaisseurs et j'avais la prétention d'en être, pouvaient prédire qui l'emporterait. Malheur à celui qui n'avait pas prévu un renfort suffisant à l'endroit où l'adversaire ferait son effet de masse. Le combat se déroulait suivant les données de l'arrangement initial. Les troupes pouvaient évoluer et progresser, mais à la cadence de 4 km à l'heure, c'est à dire de la largeur d'une planche ; l'assaillant faisait marquer la position de son artillerie et désignait l'objectif qu'elle allait battre, la troupe qui subissait le feu avait dû perdre un tiers de son effectif, soit 18 hommes par compagnie que l'on allongeait sur le terrain ; l'assaut était donné, un camp se trouvait enfoncé, les réserves affluaient, puis la cavalerie donnait et l'arbitre arrêtait le combat et désignait le vainqueur.....Il faisait la critique de l'opération, exposait les fautes commises dans l'organisation de la ligne de bataille, les occasions manquées, les fautes de manœuvre. Bref, on s'était conduit comme Napoléon et l'on méritait la victoire...ou comme un chef incapable....et c'était la débâcle. Après quoi, il restait à ranger les troupes, à rallier les compagnies à les remettre en boîte...et à aller goûter pour prendre ensuite leçons et devoirs pour le lendemain. Que d'après-midi pluvieuses nous avons passées à genoux penchés sur nos armées, passionnés pour la lutte et ambitieux de gagner la victoire.

Ce fut ainsi que pour une bonne part, se forma chez nos aînés leur vocation militaire.

La vocation militaire : vers 1890-1900, c'était une vocation proposée et recherchée. C'était l'époque où, au collège des Dunes des âmes de feu, le chanoine Demaulle surtout, magnifiait le service des armes jusqu'à l'égal du service des autels. Le collège fournissait chaque année de nombreux prêtres et soldats. Une section spéciale préparait aux grandes écoles. Le collège avait sa musique et sa batterie, le drapeau recevait à chaque sortie les honneurs militaires lorsqu'il se présentait dans les cours devant les classes alignées, porté par le grand élève le plus digne et suivi d'une garde d'honneur dont on se disputait l'accès. Les officiers étaient nombreux dans la famille de ma mère parmi ses cousins, notre oncle Arthur de Courson, vers 1900, était général de brigade, son frère Robert colonel ; chez les Pigalle, il y avait aussi le Généal Donop, mais je me demande si mes frères ne tenaient pas de mon père une vocation que lui-même avait désirée et que les circonstances familiales avaient empêché de réaliser. Il y avait au grenier un sac à distribution muni d'un matricule et qu'on vidait à certains jours devant nos yeux ravis : c'était le fourniment de mon père volontaire en 1874 au 5èm Dragon, alors en garnison à St Omer, puis à Hesdin et à Abbeville où il avait fini son année de service avec le galon de brigadier. Nous enfilions le pantalon, à basanes, trois fois trop long pour mes petites jambes, nous chaussions les bottes avec les éperons fixés au talon. Nous prenions contact avec les mystérieuses sous-pièces et notre père, d'ordinaire peu loquace, nous racontait son temps de service, nous parlait de son ami Sarlande, que l'oncle Marcel d'Arras devait retrouver en Algérie et qui fut pour lui un guide précieux et un très aimable cicérone dans ses débuts comme colon. Il avait surtout gardé le souvenir inoubliable de la chevauchée, de St Omer à Abbeville, avec armes et bagages, lorsque son escadron y avait élu garnison. Et, plus tard, il nous y conduisit pour nous montrer son quartier de cavalerie et le portail de St Wulfran. Mon père avait connu la défaite de 1870-1871, plusieurs de ses amis et parents avaient fait le coup de feu et en étaient revenus meurtris et blessés. Il avait, comme la majorité des Français, souffert des malheurs de l'Alsace et désiré la revanche.

Je pense qu'il a peut-être rêvé du service des armes, mais que des devoirs de famille l'en ont écarté. Il aura été heureux de voir que ses fils aînés n'hésitèrent pas sur leur vocation. Tous les trois préparèrent Saint Cyr et y furent admis à 18 ans. La guerre de 1914 nous trouva à cinq sous les armes. Mes frères Maurice et Jean (les chefs des batailles des soldats de plomb) furent tués en 1916 et 1914. Notre aîné, Jacques d'Arras, breveté d'État-major, fini la campagne dans le sillage glorieux de Foch et fut nommé Généralde brigade en 1934. Pour moi, je n'avais fait que mes deux ans de service militaire, Dragon comme mon père à St Omer et ma guerre fut sans histoire bien notable au cher 110èm comme arme d'adoption ( Note de la famille : Robert d'Arras, agent de liaison entre le 110èm d'Infanterie et le 21èm Dragon, blessé gravement à Verdun dans cette guerre pour lui « sans histoire » demanda, quand il fut guéri, en 1917, à rejoindre au front son cher 110èm). Mon frère André, engagé à 18 ans (qui avait dispersé dans sa jeunesse nos fameux soldats de plomb) s'y était si bien fait la main, qu'il se révéla un chef avisé et vaillant, ses adversaires ont senti le poids de sa présence, en 1914 comme en 1940.

J'écris ces lignes en 1943 à Dunkerque. La maison familiale de la rue Faulconnier est vide, dans une ville démolie et occupée par l'ennemi. Faut-il s'en étonner ? L'esprit militaire est en baisse, également l'amour du pays. Un simple fait qui en dit long et qui m'est personnel : j'ai dit que notre collège des Dunes était de notre temps un foyer de patriotisme. Trois ans avant la guerre, en 1936, j'avais proposé qu'une des réunions annuelles des amis du collège fût consacrée à la glorification de la carrière des armes. Nous avions à l'époque une douzaine d'anciens parvenus aux grades de colonel ou de général § l'occasion était bonne. Et un jeune membre du comité me fit rengainer mon projet par cette simple réponse qui ne souleva aucune protestation : « Les généraux, ça n'intéresse plus personne ! ». Ceci explique bien des choses.

Il faudra qu'on revienne à nos excellentes disciplines dont la jeunesse, avide d'idéal et de sacrifice , capable de s'éprendre encore. Mes frères, quand ils préparaient Saint Cyr à la rue des postes, ont eu journellement sous les yeux la plaque de marbre portant les noms des anciens morts pour la guerre avec, en exergue, la devise des Macchabées : « Melius est nos mori in bella, quam videre gentis nostrae » (NDLR « Mieux vaut pour nous mourir dans la bataille que de voir les malheurs de notre nation »).

Les malheurs de notre pays, nous en savourons aujourd'hui l'amertume. L'indépendance ne se conquiert et ne se conserve que dans le dévouement total à son pays, pratiqué, s'il le faut, jusqu'à l'effusion du sang. Un peuple qui se détourne de cette conception, sévère, mais vitale, est mûr pour la servitude et la dispersion.


Robert d'Arras

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