100 ans de Marie Bigo-Decroix

Vaucottes le 15 août 2012

Maman,

Cela fait 70 ans environ que nous te côtoyons. Reste une part d’ombre d’une trentaine d’années. Comment étais-tu à 10, à 20 ou à 30 ans ? Comment es-tu devenue la mère que nous connaissons. Cette mère immense ! Cette période est également cruciale pour notre histoire puisqu’elle couvre les deux guerres mondiales, ainsi que les années folles de l’entre-deux guerres.

Maman : Mes parents, Daniel Decroix issu d’une famille de banquiers lillois, et Elisabeth Watine appartenant à la bourgeoisie rurale du Nord, se marient en 1907. De 1908 à 1914 naissent mes frères Dany et Francis, moi-même (le 7 avril 1912) et Betsy en octobre 1914. La guerre n’a pas attendu sa naissance pour se déclarer (3 août 1914). Claire allait naître deux ans plus tard en 1916 et notre petite sœur Solange à la fin de la guerre en 1918.

Narrateur
: Tu es née le 7 avril 1912. Un dimanche de Pâques pendant lequel se disputait la course Paris-Roubaix et que la charmante Mademoiselle Marvingt faisant une brillante démonstration de pilotage au meeting aérien de Nancy. Cette année-là, dans les guinguettes, on entendait la nouvelle chanson à la mode :

Chœur des enfants :

« Si tu veux, faire mon bonheur,

Marguerite, Marguerite ;

si tu veux faire mon bonheur,

Marguerite donne-moi ton cœur ! »

Narrateur : Moins drôle, le Titanic s'apprêtait à faire son premier et dernier voyage tandis qu’un jeune géophysicien allemand soutenait une thèse complètement farfelue : il y a 250 millions d'années, prétendait-il, la terre ne formait qu'un seul continent : la Pangée qui s'est morcelée et s’est mise à dériver au gré de fantaisies magmatiques. Décidément, on ne pouvait compter sur rien de stable. D'autant plus que les certitudes du positivisme scientifique du 19ème siècle vacillaient également sur leurs bases ; la relativité d'Einstein et la physique quantique de Planck montraient que tout était beaucoup plus compliqué qu'on ne pensait.

Maman : La guerre de 14. Les armées allemandes déferlent vers notre région du nord à travers la Belgique (neutre) et sont arrêtés sur la Marne. Mon père Daniel et mes oncles sont mobilisés (Robert, Georges, Francis le Jésuite et Gaston). Robert et Daniel, pères de famille déjà nombreuse restent à l’arrière. Le gouvernement déménage à Bordeaux. Maman, enceinte de Betsy part avec Dany (6 ans), Francis (4 ans) et moi (2 ans) au Bouscat dans la région bordelaise puis se réfugie à Perros Guirec pour finalement se retrouver à Saint Malo où se trouve sa sœur Jeanne.

En 1915, Papa et l’oncle Georges achètent la totalité de l’usine de filature dont ils détenaient déjà la moitié du capital social.

Narrateur : Un peu de généalogie : Les grands-parents paternels de Maman s’appellent Henry Decroix et Pauline Mille. Ils ont 8 enfants. 5 garçons : Robert (villa la Famille), Daniel (le père de maman, Chalet, puis les Mouettes et la Caloge), Georges (le petit Val), Francis et Gaston. 3 filles Madeleine (branche Darras et Boniface – la cour verte), Loulou (branche Collette – les Ramiers) et Gaby (branche Boutemy, Forgeot – la Mare Haise, les Pommiers).

Maman : Commencent les années noires pour notre famille.

1917, mon oncle Francis (le jésuite) est tué au chemin des dames à Verdun. Tante Madeleine est emmenée en otage en Allemagne (elle était restée à Lille avec mes grands-parents et ma tante Loulou. C’était grand-Père, Henri Decroix, qui devait partir mais tante Madeleine a tenu à prendre sa place). Armentières est bombardée. Notre maison (achetée en 1912) et l’usine sont totalement détruites.

A la fin de la guerre nous revenons dans le nord et habitons à Lille, rue Lestiboudois. Ce retour est dramatique.

En 1919, une maladie fulgurante emporte Solange en trois jours de temps.

Maman fait une fausse couche qui se passe très mal. Elle est sauvée in extremis par le Docteur Vienne (le 17e médecin dont Papa tirait la sonnette en ce Dimanche ! resté depuis notre médecin de famille).

En 1921, le 28 septembre, Papa et Edmond, le fils de Georges, meurent lors du chavirage de l’Étoile, achetée 8 jours plus tôt par l’oncle Georges.

Maman se retrouve seule et assume. Elle poursuit la reconstruction de la maison d’Armentières qu’elle vendra sitôt terminée. Oncle Georges renonce à reconstruire l’usine. Les « dommages de guerre » touchés par Maman seront la base du portefeuille de titres qui nous permettra de vivre. »

Ainsi bon an, mal an, la vie continue dans notre maison de la rue Lestiboudois. C’est une maison modeste pour l’époque (d’où l’on voyait les couchers de soleil). Elle est éclairée au gaz mais nous ne tardons pas à avoir le téléphone. Nous avons accès à l’eau courante dans la cuisine. Un jour on installe l’électricité. Je ne peux décoller de cet interrupteur magique qui allume et éteint la lumière à distance.

Les garçons font leurs études chez les Jésuites, rue Solférino, et les filles chez les Bernardines, Boulevard Vauban. Pas un jour de grève durant les dix années de nos études.

Le Narrateur : A noter que même si le bac n’était pas une préoccupation majeure de l’enseignement féminin (couture, peinture et musique étaient quand même plus importants pour une jeune fille de bonne famille destinée à se marier), tu as été l’une des rares à décrocher ce diplôme.

Maman : Depuis la mort de Papa, nous nous sentons une certaine responsabilité vis-à-vis de notre mère. Dany assume de plus en plus le rôle de chef de famille. Cela ne va pas sans quelques tensions au sein de la fratrie. Exemple : le jeudi, jour du chantier de la maison d’Armentières, Maman s’absente et Dany prétend faire la loi auprès de Claire qui ne mange rien. Il menace de la mettre à la cave (toute noire) pour la contraindre à finir son assiette. Je m’y oppose de toutes mes forces. Nous voilà comme deux coqs en train de s’affronter, mais Claire est sauve. Ah les belles batailles que nous eûmes avec mon frère !!!

Le narrateur : Maman a toujours eu une tendresse particulière pour tante Claire qu’elle a continué à protéger sa vie durant. En particulier lors des injustices qu’une fois entrée dans les ordres (Annonciades), elle subissait de la part de sa supérieure, la Mère Ancelle (littéralement : mère servante !).

Maman
: La maisonnée était gaie et animée et nous n’avons jamais lié bonheur et bien-être matériel. Je me souviens par exemple de la corvée d’eau au chalet. Il y avait à l’extérieur une corde installée pour évacuer la maison en cas d’incendie que nous utilisions pour remonter les brocs d’eau que l’un de nous remplissait à la pompe. A chaque fois, c’était une partie de plaisir.

Le narrateur
: L’indépendance d’esprit de cette jeune fille qui allait devenir notre maman était dans l’air du temps.

La guerre de 14 avait donné à la femme un rôle majeur. En l’absence des hommes, c’est elle qui assure l'intendance de la France. Elle prouve sa valeur et prend conscience de ses capacités et de son potentiel.

Fair Play, les Anglais lui accordent le droit de vote juste à la fin de la guerre en décembre 1918 et les américains en 1920. En France, pays de l'amour, elle attendra jusqu’en 1944.

La fin de la guerre de 14 ne modifie pas cette situation. Le bilan de l’hécatombe est atterrant : plus de 8 millions de mort et 20 millions de blessés. En France 1.400.000 hommes manquent à l’appel, on compte 600.000 veuves, 760.000 orphelins, 740.000 mutilés. La femme ne peut baisser les bras.

Du coup le corset de la Belle époque lui devient insupportable. Sur une forte inspiration, elle explose les lacets qui lui étranglaient la taille, elle raccourcit ses robes, montre ses mollets, se coupe les cheveux « à la garçonne », se coiffe d'un chapeau cloche et se maquille avec un tube de rouge à lèvre récemment inventé en 1911.

Elle tient à profiter de la vie, n'hésite pas à sortir, à boire un verre ou à fumer des cigarettes avec les amis. Elle va au théâtre, regarde des films muets, se pâme devant Rudolph Valentino, sourit avec Charlie Chaplin, éclate de rire avec Buster Keaton (d'autant plus comique qu'il ne rit jamais), s’identifie à Marlène Dietrich et Greta Garbo la mystérieuse. Elle s’enthousiasme pour les danses nègres de Joséphine Baker et fond lorsqu'elle chante :

Le chœur des chanteurs :

« J'ai deux amours
Mon pays et Paris
Par eux toujours
Mon cœur est ravi »

Le narrateur : Elle s’encanaille avec Maurice Chevalier :

Chœur des chanteurs :

« Prosper yop la boum
C'est le chéri de ces dames
Prosper yop la boum
C'est le roi du macadam »

Le narrateur : Le Jazz l'emballe, les nouvelles danses l’ensorcellent (Paso doble, Shimmy, One Step, Charleston)

Musique et danse : Émilie et sa robe de gitane fait une volte sur un air de Paso Doble puis des danseurs enchaînent sur un charleston endiablé.

Le narrateur : le tango la trouble.

Musique et danse : Un tango et deux danseurs se produisent, langoureusement enlacés.

Le narrateur : En 1922, à Paris, les femmes organisent les Jeux Féminins Mondiaux, vu que Pierre de Coubertin, Président du comité Olympique, refuse qu’elles participent aux jeux olympiques. Il invoque un argument massue : « Dans l'antiquité, dit-il, les femmes grecques n'avaient même pas le droit de voir les hommes concourir ! ».

Le sexe faible montre de quel bois il se chauffe : En 1926, l'américaine, Miss Ederle traverse la Manche à la nage dans des conditions météo particulièrement difficiles et bat le précédent record masculin de près de deux heures. Suzanne Langlen quant à elle, montre à ses consœurs comment jouer désormais au tennis : avec une vigueur masculine lorsqu'elle sert ou fait des revers, et la grâce acrobatique d'une ballerine en toute circonstance.

Maman : Par la suite, s’instaurent les déjeuners du mercredi chez grand-Père avec les Robert Decroix et les Robert Collette (tante Loulou) servis par Gustave, le majordome, et Julie la cuisinière. Après avoir occupé une magnifique demeure de fonction, rue Royale, Grand-Père habite maintenant une ancienne et belle maison avec un porche monumental qui mène à la cour et aux écuries. Elle est grande, avec je ne sais combien de chambres et un grenier immense. Là, une malle aux lainages sur laquelle Julie, de la vieille école, mettait un vieux chandail crasseux. Il faisait les délices des mites qui épargnaient le reste.

Narrateur : Dans le Nord, les femmes de la société bourgeoise se devaient d’avoir chez elle un jour de réception hebdomadaire qui prenait parfois l’allure de salons littéraires. Y parlait-on des mouvances artistiques de l’époque ?

Lecteur : Poème Dada

« Abraham pousse dans le cirque

tabac dans ses os fermente

Abraham pousse dans la cirque

pisse dans les os

les chevaux tournent ont des lampes électriques au lieu des têtes grimpe grimpe grimpe grimpe

archevêque bleu tu es un violon en fer

et glousse glousse

vert

chiffres »

Narrateur : Ce mouvement dadaiste paraissait débile avec ses extravagances et ses « Jocondes à moustache ». Son leader, Tristan Tzara explique : « Dada n'était pas seulement l'absurde, pas seulement une blague, dada était l'expression d'une très forte douleur des adolescents, née pendant la guerre de 1914. » La folie toujours. Extravagante cette fois, en contrepoint de la folie barbare de la guerre.

A ce mouvement qui s’essouffle déjà dans les années 20 – Maman tu as 8 ans – suit le Surréalisme. André Breton, Paul Eluard, Robert Desnos, Benjamin Péret signent le Manifeste (octobre 1924). Cette fois une véritable révolution. Dans tous les domaines, il ouvre d’innombrables chemins, tous ceux qui explorent les dimensions cachées du monde, qui sondent l’imaginaire de la pensée humaine ou sa part d’inconscient. Le surréalisme veut « ouvrir le quotidien à la fulgurance poétique du rêve ».

En peinture il inspire Max Ernst, Man Ray, les Duchamp, Dali, Miro, Picasso, Magritte, Chagall, j’en passe…

En littérature et dans d’autres domaines, on trouve dans son sillage Aragon, Péret, Eluard, Antonin Artaud, Boris Vian, Luiz Buñuel, Garcia Lorca, Raymond Queneau, le nouveau roman de l'après guerre, la littérature gothique et le roman noir, le courant existentialiste, etc. etc.

Chez les Decroix, contraste. Les vagues de l’agitation parisienne n’ont pas encore atteintes les territoires limitrophes du nord de la France.

Maman : Vers mes 17 ans (en 1930 ?), Maman estimant que nous ne pouvions rester rue Lestiboudois, nous déménageons Square Daubenton, l’un des quartiers chics de Lille avec la rue Royale.

Et de fait, en 5 ans de temps, notre avenir est réglé, sous réserve bien sûr des aléas de l’avenir : Dany, après sa formation d'agriculteur, démarre un stage dans une ferme. Francis entre chez les trappistes au Mont des Cats (de stricte observance). Betsy se marie avec Louis, le frère d’André. Claire entre chez les Annonciades. Moi-même je me marie avec André en 1935 (à la suite d’une lecture de Balzac, je m’étais pourtant juré de ne jamais épouser un notaire).

Si familialement, ce fut une période heureuse : naissance d’Edith en mars 36 ; naissance de Stéphane en mai 37, politiquement l’atmosphère était très lourde. L’Allemagne se réarme, l’Italie envahit l’Éthiopie, la guerre civile éclate en Espagne. En 38, Hitler annexe l’Autriche, tandis que Daladier et Chamberlain, les chefs des gouvernements français et anglais, signent les accords de Munich qui entérinent les conquêtes d’Hitler : la honte !

Le narrateur : Revenons sur cette période troublée.

Après le chaos et l’insécurité de la première guerre mondiale, beaucoup pensent que la dictature est la solution. Elle s’installe en Italie, en Pologne, en Union Soviétique avec Staline. Puis, après la grande dépression de 1929 où le monde constate avec effarement que des populations entières sont à la merci de la spéculation financière, c’est le tour de l’Allemagne, suivi du Japon et de l’Espagne.

En France le fascisme se manifeste à travers des mouvements antirépublicains, anticommunistes et généralement antisémites comme la Cagoule, l’Action française (dirigée par Charles Maurras , royaliste), les Jeunesses patriotes (d'obédience bonapartiste), les Croix de feu ou les Camelots du roi.

Le 6 février 1934, place de la Concorde, ces ligues se regroupent dans le but d’abattre la République. Elle est réprimée dans le sang par la police. L’action française est condamnée par le Pape, au grand dam de nombreux catholiques.

Les forces de gauche réagissent et emportent les élections en avril 1936. C’est la victoire du « Front populaire » qui transforme en profondeur le paysage social sous la houlette du socialiste Léon Blum. Désormais, les salariés d’une entreprise ont le droit d’appartenir à un syndicat professionnel et sont défendus par des délégués, des conventions collectives régissent les rapports entre le chef d’entreprise et ses employés, la semaine de travail est fixée à 40 heures et les salariés bénéficient de plusieurs semaines de congés payés...

C’est une époque où le monde change et l’homme s’engage. Maman s’inscrit à « l’Union féminine civique et sociale ».

Maman : Une fois les études terminées, les jeunes filles de bonne famille faisait du bénévolat. J’y ai bien sûr participé mais, aux actions caritatives ponctuelles des dames de la paroisse, j’ai préféré militer dans un organisme qui permettait d’agir directement sur les lois.

Narrateur : La guerre approche. Maman, raconte-nous comment tu l’as vécue.

Maman
: « En 39 la guerre est déclarée par la France et l’Angleterre à la suite de l’invasion de la Pologne. L’Angleterre est bien décidée à se battre... « jusqu’au dernier français » analyse le diplomate Saint Léger qui pense impossible une victoire franco-anglaise, tant l’impréparation est grande d’un côté comme de l’autre.

Commence alors la « drôle de guerre », c’est-à-dire qu’il ne se passe pratiquement rien d’août 1939 à mai 1940 (l’invasion de la Pologne a été liquidée en 15 jours de temps par Hitler qui a cueilli 900.000 prisonniers).

Dans la famille, Dany, Pierre et Louis (Bigo), Gilbert de Véricourt sont mobilisés dès le 3 août. Francis, né avec un pied bot, n’est pas mobilisable. André, long comme un jour sans pain et maigre comme une baguette de tambour, encore vacillant d’une péritonite qui a mis ses jours en danger, est ajourné en conseil de révision pour cause de rapport poids-taille insuffisant. En accord avec moi, il se porte volontaire. Il est affecté à la caserne Douhan près de la gare de Lille pour s’occuper de questions administratives avec trois autres docteurs en droit.

Dany achète la ferme du Héron (300 hectares en Normandie dont la moitié en culture et l’autre moitié en herbage). Il demande à Maman de superviser son exploitation. Il est décidé que Betsy et moi y allions également.

André fils naquit en mars 40 par un froid polaire (les hivers des années 40 et 41 ont été particulièrement rigoureux).

Ce fut un séjour rêvé pour les enfants (10 chevaux de labour, 35 vaches laitières, des moutons, des cochons, des lapins, une basse-cour ! plus tout le reste, les mares, les bois, les garennes, les moissons, les greniers… la liberté !) et une vie très facilitée pour nous les jeunes femmes. Une cuisinière assurait la préparation des repas pour 10 ouvriers, la cuisine était toujours chauffée. Plus une laiterie à crème et à fromages (c’est moi qui les faisaient), une cidrerie, un four à pain, etc.

En mai 40, la ligne Maginot (la ligne d’espoir de Weygand, Gamelin et Blum) est contournée par la neutre Belgique. L’armée française est débordée.

Au Héron, nous voyons arriver André en voiture avec deux de ses collègues. On leur a donné l’ordre de rallier Rennes par leurs propres moyens. Devant Abbeville en flammes, il est parti à travers champ et a eu la chance de trouver un petit pont non démoli. Il vient passer la nuit au Héron avant de repartir pour Rennes.

Là, après avoir rejoint la caserne prescrite, leur commandant, prudent, donna la clef aux allemands dès qu’ils entrèrent dans la ville. Tous les soldats sont faits prisonniers.

Au Héron, à peine André reparti, nous voyons arriver Père et Mère (les parents d’André) vers midi. Ils nous alertent : « Les allemands sont sur la Seine, il faut partir dans l’heure ». Rendez-vous au Sacré-Cœur de Bourges où se trouvaient leurs deux filles religieuses, Cécile et Agnès, pour rallier ensuite Saint Paixent dans la région de Poitiers où vivaient les de Lassal, éleveurs de moutons.

A 3 heures de l’après-midi, Betsy, toute fraîche conductrice, partait avec à son bord Bernard, Pierre, Edith et Stéphane en collant l’auto de Père et Mère envers et contre tout. Je pars moi-même avec Maman et André que je nourrissais (il a cinq mois) dans la Fiat 18 CV de Dany.

Sur les routes, autos, charrettes, brouettes, familles piétonnes. Le temps était beau. Nous franchîmes au pas le pont de X sans ennuis mais non sans appréhension. Nous savions par les « on-dit » que l’aviation allemande mitraillait la foule sur les routes et qu’il y avait morts et blessés.

Cette nuit Maman et moi trouvâmes refuge dans l’un de ces abris improvisés mis en place dans les villes traversées ; mon bébé dort dans un couvercle de machine à coudre. Avant de rejoindre Saint Paixent, nous passâmes également une nuit dans un poulailler où on nous fourra à la suite d’un bombardement annoncé à l’Isle Jourdan.

A Saint Paixent, les réfugiés étaient mal vus par les gens du coin. On nous appelait « les boches du nord ».

L’armistice de Juin eut la répercussion émotionnelle que l’on imagine : Humiliation suite à cette défaite, inquiétude de l’occupation à venir… soulagement de voir la guerre se terminer. Peu entendirent à ce moment l’appel du Général De Gaulle.

On vit passer à Saint Paixent les hommes de la famille, encore en uniforme, qui rejoignirent assez rapidement, qui son usine, qui son couvent, qui Vichy !

Je n’avais pas de nouvelles d’André, sauf une carte m’annonçant qu’il était prisonnier à Rennes. Tous ces soldats ne croyaient pas à leur sort de prisonnier. Que pouvait bien faire l’Allemagne de tant d’hommes ! Par craintes des représailles familiales, les évasions étaient limitées. André se retrouva avec une dizaine de camarades, en train de faire les moissons dans la région de Rennes pour le compte d’un couple de paysans vivant comme au moyen âge, dans des conditions d’insalubrité invraisemblable.

De retour vers le Héron, je fais un détour par la Bretagne pour voir André, et, comme tout le monde, je bats le blé au fléau.

En janvier 41, André part en Allemagne : trois à quatre jours de voyage, entassés dans des wagons à bestiaux, sans hygiène et quasiment sans nourriture.

Là-bas, il est affecté dans une ferme où son sort s’améliore. Il sera par la suite transféré dans une fabrique de camions. En tant que simple soldat, il est amené à travailler, ce qui fut une bénédiction pour lui.

Les prisonniers français qui travaillaient dans les fermes avaient souvent un rôle importants car les allemands, réquisitionnés pour combattre, étaient généralement absents. Parfois même, la nature étant ce qu’elle est, des idylles se nouaient. Certains ont refait leur vie là-bas.

Retour au Héron. L’essence est interdite. Nous renouons avec la traction animale et les déplacements en voitures à cheval. L’hiver 41 est très dur. Le ravitaillement est impossible. Heureusement, la ferme nous fournit l’essentiel, même si les légumes sont rares et que les allemands ont grandement perturbé la moisson précédente. Pour l’avenir, nous sommes astreints à délivrer des quotas de denrées alimentaires (l’Allemagne a entrepris de piller la France) mais notre position isolée nous protège. Les allemands viennent rarement jusqu’au Héron.

Père meurt en 42. En 43, André est libéré en tant que père de famille de 3 enfants. Nous revenons dans le nord où mon mari reprend son activité (notaire).

Je connais alors les tickets de ravitaillement, les longues files d’attente, les tracasseries administratives, l’inertie, voire la mauvaise volonté des fonctionnaires. André s’étonne du manque de chaleur humaine qui contraste avec ce qu’il a vécu en Allemagne.

1945, l’Allemagne est un animal blessé. Les nerfs sont à vif, la mort rôde. Le jour de leur départ, les volets fermés filtrent nos regards pour les voir défiler. A leur tête quelques résistants, promis probablement à la mort. Leurs colonnes sont au pas, disciplinées, encadrées par des soldats à la mitrailleuse levée, prêts à tirer au moindre mouvement.

Dès qu’ils ont disparu, les fenêtres s’ouvrent les drapeaux surgissent, la foule envahit les rues, les gens dansent, la joie éclate...

Chœur des chanteurs

« Y a d'la joie
Bonjour bonjour les hirondelles
Y a d'la joie
Dans le ciel par dessus le toit
Y a d'la joie
Et du soleil dans les ruelles
Y a d'la joie, partout y a d'la joie »

Le narrateur : Revenons maintenant à la période actuelle, celle de tes vingt dernières années. Nous les connaissons mieux puisque nous les avons vécues. Il n'en reste pas moins cette énigme : Comment fais-tu pour créer autour de toi cette unanimité qui ne fait qu’augmenter au fil des ans ? D’où te vient ce rayonnement ? Les personnalités les plus opposées, les tempérament les plus disparates, tous bénéficient de cette même écoute attentive, tous reconnaissent ta pertinence, tous repartent émerveillés de leur dialogue avec toi.

Est-ce parce que tu redonnes à tes interlocuteurs une dimension humaine qui les ennoblit ? Est-ce parce que chacun retrouve avec toi le droit d’être soi ?

Tu m’as confié un jour un secret, probablement celui de cette sagesse qui nous profite à tous et qu’il est peut-être temps de dévoiler, « A partir de quatre-vingts ans, m’as-tu révélé, j’ai décidé de dire oui à tout. »

Cela me fait beaucoup réfléchir. Oui à quoi ? Certainement à la vie : rester maîtresse de son esprit, autonome ; oui aux événements qui l’émaillent, aux êtres qui la composent. Un oui qui implique accueil et acceptation, compassion et amour. Il te permet d’être pleinement toi-même, sans âge, sans temps.

Cent ans, mais à propos, bon anniversaire !

Stéphane

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