Discours de Jeannette Boutemy 31 août 1946
Déjeuner du 31 août 1946 au chalet – Vaucottes/mer
Après la libération, fête de retour au chalet, du cinquantenaire de l’arrivée à Vaucottes et hommage à ceux qui ont préservé la maison du pillage et de la destruction : Geneviève Hareng, Léa et Joseph Thieulent.
Discours de Jeannette Boutemy
Pour moi, aujourd’hui, quelle épreuve, quel tourment ! Je frémis, je tremble, j’ai même un peu la trouille, parler devant un si grand public est troublant. Si ma voix chevrote, si, par instant, je bredouille, n’étant pas orateur, poète sans talent,j’essaye avec des mots d’exprimer des idées ; ayez pitié, soyez indulgent, écoutez ce qui suit, sans railler mes pensées.
Le verger commençait où finissait le bois. On distinguait à peine, dans un nid de verdure, la riante maison dont nous étions les rois et où chantaient pour nous la mer et la nature. C’était un vieux chalet dans le creux du vallon ; la mauve clématite encadrait la fenêtre, dans une lézarde croissait un jeune hêtre.
La demeure était vieille, on y vivait heureux, près du maître entouré de riante jeunesse. Des liens nous unissaient, on y vivait heureux et l’écho des vallées disait notre allégresse. Parfois, l’on voyait apparaître, certains soirs, de tendres couples aux mains étroitement liées et quoi de plus propice aux serments d’amour que ce cadre charmant et ces fraîches allées.
Mais les ans ont passé sur ces lieux bien aimés ; sur le toit a soufflé le dur vent des tempêtes ! Avec des cris affreux, des loups sont arrivés, prêts à nous dévorer, roulant des yeux de bête, retroussant leurs babines, écumants et furieux, saccageant et pillant, pleins de haine sournoise, sans souci des larmes, - les boches- car c’étaient eux ! Cinq ans ont profané notre vallée cauchoise !
Comme ils avaient tout pris, il ne nous restait rien ! Nous allions affamés, pâles, la panse vide ; nous rongions nos os comme de simples chiens ; chaque jour paraissait une nouvelle ride sur nos fronts et chaque jour, un nouveau souci !Flasque, la peau retombait sur nos corps étiques et nous regardions d’un œil rogue et terni cette triste vision apocalyptique.
Nous mangions des racines, d’étranges champignons, comme des vaches, nous broutions nos prairies, récoltions des glands, mangeant comme des cochons, ruminions des herbes dans un relent d’orties. Dans le chalet désert, souris et carnassiers menaient un train d’enfer et, près d’une vieille amie, des puces montaient la garde, venant en rangs serrés à l’assaut de notre chair souffrante et meurtrie. Puis, un suprême effort dressa nos corps mourants et nous jeta, blêmes, dans un sursaut de rage, sur la horde effrayée de tous ces loups hurlant qui s’enfuit, éperdue, dans son pays sauvage !Nous ne pouvions plus croire à cette liberté !
Si nous avons changé et blanchi avant l’âge, le chalet du vieux temps jadis est demeuré, plus solide, plus droit, dans le terrible orage.Si les bois sont coupés, si le rosier est mort, si du livre de vie , une page est tournée, qu’importe ! Avec joie, célébrons les noces d’or de la vieille maison que nous avons aimée.S’il abrita nos peines, que le chalet accueille nos tendres amours, de jeunes rejetons, futures générations qu’en ses murs il recueille !