Naufrage de l'étoile
Naufrage de l’Etoile le 21 sept. 1921
Où périrent Daniel Decroix à l’âge de 41 ans et Edmond Decroix à l’âge de 14 ans.
Récit de Marie Bigo Decroix, fille de Daniel, ce 8 octobre 2OO6.
En cette belle matinée de septembre, vers 10 heures du matin, mon père, accoudé à la barriére blanche de la Cour verte, riait avec tante Madeleine d’Arras, sa sœur, avec maman, et le groupe familial.
Ils attendaient Georges, son frère et associé dans la vie, qui était allé chercher un marin à Brandeville (entre Vattetot et Vaucottes . )Les deux frères avaient projeté un pique-nique à Etretat avec l’Etoile.
L’Etoile était un petit caïque de 4 mètres de longueur environ, marin, bien toilé, à dérive centrale.
Tous les jours de cette saison, les Decroix avaient vu ce joli bateau toutes voiles dehors, partir dès le matin à perte de vue et revenir le soir avec la pêche du jour, barrés par les frères Dorizon.
Georges l’avait acheté 8 jours auparavant.
Mon père n’aurait pas dû être à Vaucottes ce jour là . Il avait prévu notre retour à Lille ce 21 septembre. Mais la veille, Francis faisant la course en bicyclette avec Dany, mes deux frères aînés (11et13 ans), sur la route Vattetot Vaucottes, avait chuté gravement, le genou ouvert jusqu’à la rotule. On l’avait transporté au Chalet ( nous avions loué les Roses blanches pour la saison , actuellement habitée par les Guinoiseau). Le retour à Lille en train n’était plus envisageable .
Mon père avait donc dîné ce soir-là au Chalet. Temps et marée propices, Georges et lui avaient projeté cette sortie en bateau pour le lendemain. Grand-père, Henri Decroix, avait exigé la présence d’un marin, la flottille familiale n’étant composée que de canoës indiens.
Ils partirent à cinq : Daniel, Georges, Edmond, son fils, un mince et long adolescent, Antonia Claudin, son amie et le marin.
Ils arrivèrent à Etretat sans encombre, pique-niquèrent comme prévu, le marin picola abondamment, il faisait du gringue, excité par la jeune femme.
Peu après leur embarquement pour Vaucottes, un fort vent se leva. La cloche d’Etretat sonna pour rappeler les bateaux.
Seuls, papa et Georges seraient rentrés au port, mais le marin se moqua de ces « Messieurs de Paris » et ils continuèrent leur navigation . Ils passèrent devant Etigues, ils remarquèrent une barque sur la plage.
Le marin avait attaché l‘écoute.
Ils étaient presque en vue de la plage de Vaucottes quand il y a eu une saute de vent.
L‘écoute attachée, le bateau chavira.
Si Georges et Daniel étaient des nageurs confirmés et entraînés, Edmond, lui, ne savait pas nager, le marin non plus, Antonia Claudin à peine davantage . Il n’y avait dans la barque ni bouées, ni gilets de sauvetage. Il y avait un fort clapot.
En cette fin de saison, personne en mer ni sur les grèves.
Papa partit pour aller chercher la barque d’Etigues.
L’avez-vous suivi des yeux ? Ai -je demandé à Antonia, longtemps après, un jour qu’elle était passée à Vaucottes.
Je l’avais emmenée sur la falaise et lui avait dit : racontez moi.….
Non, m’a-t-elle répondu, le bateau a commencé tout de suite son jeu de bascule. La voile se remplissait d’eau, s’enfonçait doucement et remontait de l’autre côté. Edmond et moi que Georges installait sur la coque, retombions alors dans la mer et tout était à recommencer.
Six fois, l’Etoile bascula de la sorte . Six fois, ils retombèrent dans la mer. A la fin, Edmond était plus mort que vif.
Le marin se débrouillait en se tenant à la proue.
« La dernière fois, j’étais entre deux eaux et déjà inconsciente, m‘a dit Antonia, Georges m’a sortie de là et m’a dit : Antonia, vous devez vivre. Et Edmond ? Lui ai-je demandé ? J’ai plongé six fois et ne l’ai pas trouvé m’a-t-il répondu.
Edmond avait coulé et s‘était pris dans les cordages. Son corps a fait lest et le bateau s‘est stabilisé, ce qui a sans doute sauvé les survivants.
Ils furent secouru par le bateau de sauvetage d‘Yport. Un vattetotais, de la famille Petit de Judville, se promenant sur la falaise et muni de jumelles, avait vu le bateau en perdition et avait averti Yport.
Georges, encore trempé et ruisselant, s’était aussitôt précipité au Chalet en criant : Où est Daniel ?
Nous, les petites filles, Betsy et moi, jouions dans la chambre de tante Gaby (la demi cuisine des Duval actuellement) occupée par Francis, notre tante étant repartie à Paris avec ses 8 enfants.
Nous ne vîmes rien, nous ne comprîmes rien. Nous avions perçu un grand tumulte, une grosse agitation, puis plus rien. Nous avions 9 ans pour moi et 7 pour Betsy. Avec la mission de garder notre frère souffrant et immobilisé, commença pour nous une longue, longue veille dans ce Chalet obscur et abandonné, dans cette chambre triste éclairée seulement par une lampe à pétrole.
Enfin, la porte s’ouvrit sur la nuit noire.
Maman entra et nous dit : ‘Mes enfants, agenouillez-vous et prions. Votre père est maintenant devant Dieu.’
Huit jours, maman arpenta grèves et rochers pour retrouver le corps de son mari.
Celui-ci fut trouvé, trois semaines après le naufrage, aux grandes marées, par un marin de Vattetot, en face d’Etigues ; coincé dans les rochers.
Ses poumons n’avaient pas d’eau de mer.
Nous ne retournâmes à Vaucottes qu’en 1927 .
Maman m’a dit un jour : C’est étrange, jamais personne, dans le pays, ne m’a parlé de la mort de mon mari ni de ce qui s’est passé ce jour là.
Pourtant, nous savions que ce naufrage avait provoqué une grosse émotion dans le pays et que le marin avait été contraint de quitter la région, sous la réprobation générale.
50 ans environ passèrent.
Ce dimanche de septembre la messe de Vattetot était déjà commencée, on chantait le Gloria . Je m’arrêtais cependant devant la tombe de papa et maman (celle aussi de Solange, ma petite sœur décédée à 19 mois ), le temps d’un "je vous salue Marie", non loin, une femme du pays, tout de noir habillée, se tenait aussi devant une tombe. Je ne la connaissais pas.
Elle vint vers moi et me dit tout de go : Mon père a vu vot’ père.
J’ai compris qu’elle parlait du naufrage et lui répondit : Non, mon père a quitté le bateau et plus personne ne l’a revu.
Têtue, elle m’a répété : Mon père a vu vot’ père.
Après un court silence, elle a repris : mon père était à côté de sa barque, il ravaudait ses filets, il a vu un homme dans l’eau lui faire de grands signes. Il s’est dit : c’est un baigneur . Il avait fini son travail, il a rassemblé ses outils et il est parti sans se retourner .
Abasourdie, je n’ai rien dit.
Après un moment,elle a repris : bah, il disait mon père si j’avais pensé que ct’homme y s’noyait, j’avais qu’à prendre ma barque et aller le chercher.
Je me rendais compte que ce drame qui avait pesé de tout son poids sur nos vies, avait aussi pesé du même poids, mais en creux, si j'ose dire, sur une famille de Vattetot que ne connaissions pas, et ce durant le même temps.
Alors, il m’a été donné les paroles que je devais prononcer :
Paix aux vivants et paix aux morts, lui ai-je dit.
Nous sommes rentrées à l’église en silence.
Elle est morte quelques semaines après. Je ne l’ai pas revue.
C’est son père qui a retrouvé le corps de mon père.