Journal partiel de Gaston Decroix

Gaston Decroix (1880/1970)


Son ascendance :
- parents : Henri Decroix/Pauline Mille
- grands-parents : Jules césar Decroix/Marie Dathis—Adolphe Mille/Marie Beaussier
- Arrières grands-parents : Louis Decroix/Julie Beaussier - Charles Dathis/Alexandrine Van Blarenberghe
Louis Mille/Rose Blanche Cattaert – Alexandre Beaussier/Marguerite Olivier

Ci-après les Souvenirs de Gaston Decroix, malheureusement incomplets.

Note de Guy Watine :Dans tous ces récits familiaux il existe parfois des expressions ou des remarques qui peuvent être choquantes; elles reflètent l'esprit de cette période, c'était alors dans l'air du temps, ne jugeons pas...mais, maintenant, nous n'avons plus l'excuse de l'ignorance.


Début du récit

Il ne me paraît pas ridicule de me pencher sur mon passé, car j’aurais aimé qu’en fisse autant mon père et ma mère, mes grands-parents et ascendants, en laissant quelques notes écrites à la disposition de leur progéniture . Et je regrette qu’en ce siècle du disque et de l’écran, il ne soit pas de bon ton d’enregistrer les gestes et les paroles des vivants (comme on le faisait autrefois portraiturer) pour que les fêtes des Morts ne consistent pas à orner de fleurs la dépouille de ceux qui ne sont plus et, petit à petit, se figent dans notre souvenir comme dans une boîte de conserve, mais s’animent dorénavant la représentation fidèle et vivante de leurs voix et de leurs actions.

Ce tableau d’une famille à travers les générations serait aussi instructif qu’une leçon d’histoire et il est peu normal que nous ne connaissions rien (ou si peu) de ceux qui nous ont précédés dans la vie.

Trop facilement nous nous imaginons que le disparu a vécu dans la nuit des temps et le présent nous accapare à ce point que tout ce qui est révolu nous paraît de l’histoire ancienne.

Mais plus nous avançons en âge et plus nous nous rendons compte que l’ancienneté de l’histoire est une chose bien relative et que deux ou trois générations sont bien peu de choses dans l’histoire de l’humanité.

Que faisons-nous, nous-mêmes, si ce n’est fabriquer du passé avec ce que nous appelons naïvement le présent, faute d’un vocabulaire plus explicite ?

Je suis né le 4 janvier 1880, au n°1 de la rue de Bourgogne à Lille, dans le Nord de la France. C’était une maison d’angle, située en regard d’un bras malodorant de la Deûle, le long d’un square assez plaisant aujourd’hui et dans une partie duquel a été édifié la statut du maréchal Foch. Je me rappelle de cette maison, bien vaguement, pour l’avoir visitée avec ma mère alors qu’elle se trouvait de nouveau à louer et que j’étais encore fort jeune.

Au n°3bis , presque porte à porte, habitaient les Jules Decroix avec lesquels nous étions d’autant plus liés que ma tante Cécile était la sœur de me mère Pauline Mille et mon oncle Jules le frère de mon père Henri Decroix. Comme mes parents, ils devaient avoir huit enfants, dont cinq garçons et trois filles, se suivant de près, comme chez nous, d’année en année.

On me baptisa Gaston en l’honneur de mon parrain Gaston Lecheux, ami de mon père et des arts, il était artiste peintre et habitait Lille, ce qui ne l’empêcha pas, plus tard, de devenir président, je crois, d’un groupement qui s’intitulait « les Parisiens de Paris » et en fit suivre ce nom de Marcel et d’Omer, ce dernier en l’honneur d’un autre ami de mon père, Omer Vallon, qui devait devenir maire de Chantilly et fort estimé dans cette ville. J’étais un si gros bébé que, si j’en crois la légende, on eut honte de me présenter à mon parrain, ce qui me laisse la faculté de maigrir sans discontinuation, mais sans grand dommage, jusqu’à ma mort.

De mes plus jeunes années, je ne me souviens guère que de la rencontre d’une fillette dans le square voisin. Comme nous nous observions avec insistance, nos nourrices respectives s’en étaient amusées et nous avaient prodigué quelques encouragements. Je me rappelle parfaitement ce regard en profondeur et la surprise qu’il avait provoquée en moi. C’était si extraordinaire que, par les yeux, on put ainsi se pénétrer beaucoup mieux qu’avec des mots, car j’étais timide et taciturne, principalement avec le sexe que mon esprit qualifiait déjà de beau. Nous fréquentions aussi le jardin de la Citadelle, le jardin Vauban et le bois de la Deûle. C’est dans le premier, aménagé dans les remparts, auteur de la Citadelle de Lille, qu’à l’âge de 7 ou 8 ans, je crois, et , en me promenant avec mon père et mes frères, au cœur de l’hiver, je m’amusai, inopinément, à me jeter sur la glace d’un des fossés, après avoir pourtant constaté avec un bâton que la couche de glace en était peu épaisse. Le fossé était profond et je perdis pied alors que mon père était resté en arrière. Voyany cela, mon frère Daniel n’hésita pas à se porter à mon secours, bien que ne sachant pas nager, et il se serait noyé avec moi si mon père, arrivant juste à temps sur les lieux ne lui avait tendu sa canne, ce qui lui permit de regagner le bord, me traînant derrière lui. Je revins au logis penaud et transi et mon père, très fier de la conduite de son fils, relata l’incident à Mr Cambon, alors préfet du Nord, dans l’espoir que cette belle conduite serait récompensée par une médaille de sauvetage, mais Mr Cambon objecta que pour le sauvetage d’un frère cette distinction ne pouvait être accordée. Je n’ai pas connu personnellement la famille Cambon, mais, en plaisantant beaucoup, Roger Cambon avait une préférence marquée pour ma cousine Jeanne Delaporte. Fidèle à une tradition de famille, Roger Cambon devait faire une assez belle carrière plus tard.

Au jardin Vauban s’élevait un bâtiment rustique auprès d’une enceinte grillagée où quelques chèvres étaient prisonnières. A un guichet de la façade, on vendait du lait et, par une fenêtre, on découvrait à travers le verre brouillé, en se haussant sur la pointe des pieds, la barbe mystérieuse d’un bouc ; il s’en dégageait une odeur puissante qui vous poursuivait jusqu’au rond-point central. L, au milieu d’une ceinture d’arbre, se dressait un kiosque à musique. En semaine, ce kiosque ne résonnait guère que de nos pieds d’enfants, trop heureux d’en prendre possession, mais, le dimanche, il déversait des flots d’harmonie. De grandes jeunes filles voulaient bien, parfois, s’occupaient de ma personne et j’observais qu’elles étaient beaucoup plus câlines et plus séduisantes que les petites filles, mes compagnes. Quand plus tard il m’arrivait d’aller écouter la musique autour de ce kiosque, je me plaisais à remémorer ces jeux et ces rires et c’est seulement au travers de ce souvenir trop lointain que je les puis évoquer aujourd’hui. Certains jours, dans la belle saison, des voitures en miniature auxquelles on attelait des chèvres ou des ânes, promenaient les enfants sages, mais j’étais assez poltron par nature et je préférais laisser cet amusement aux autres.

Ce jardin Vauban a dû me porter en rêve, car un jour à Choisy-le-Roi où nous passions nos vacances dans la propriété de mes grands-parents Mille, on ne put me trouver qu’au grenier et après d’interminables recherches . Comme on me demandait ce que j’y faisais, je répondis inopinément « je cherchais le jardin Vauban ». Comme je n’étais tout de même pas assez bête pour chercher un jardin dans un grenier, il est infiniment probable que je voulais tout simplement esquiver une visite ennuyeuse.

Plus tard, je donnai un bel exemple de ma poltronnerie qui passa d’ailleurs inaperçu. Le pont Napoléon, qui traversait la Deûle, marquait régulièrement un temps d’arrêt, car, à tour de rôle, chacun s’amusait à chevaucher l’un des deux sphinx de bronze qui flanquaient un majestueux escalier et que les culottes enfantines avaient usés au point de les faire reluire comme des miroirs. Ceux qui attendaient leur tour avaient le loisir de lire le nom des victoires napoléoniennes ; c’est là, et là seulement que j’appris ceux d’Arcole, d’Iéna, d’Ulm et d’Austerlitz. Le temps était pluvieux, j’avais déposé mon parapluie derrière l’un des sphinx, mais quand il fut l’heure de décamper, je fus consterné de constater sa disparition. Ma mère me fit alors observer qu’un grand escogriffe se pressait vers le manège avec mon pépin sous le bras et elle m’engagea à le rattraper. J’étais bon à la course et je pouvais le faire d’autant plus facilement que mon homme devait traverser un autre pont qu’on levait au passage des bateaux. L’amour propre me forçat bien à faire le simulacre de cette course, mais le cœur me battait à l’idée de poursuivre un voleur et il est indubitable que j’eusse couru beaucoup plus rapidement dans le sens opposé. J’espérais que le voleur se retournerait et je fus près de tousser pour me faire entendre et l’avertir qu’il était poursuivi, mais l’imbécile continuait tranquillement son chemin comme s’il n’avait rien sous le bras ni sur la conscience. Je dus ralentir mon allure, mais on se préparait à lever le second pont et le voleur eut enfin le bon esprit de presser le pas tandis que, le pont levé, je n’avais plus qu’à rejoindre ma famille.

J’appris facilement à lire ave ma mère et je me rappelle avec une certaine fierté une épreuve subie devant mon oncle Pierre Mille à Choisy. En attendant de me fourrer au collège comme mes frères ( j’étais le quatrième), on me confia aux soins du bon Monsieur Ladrière, instituteur à Lille, qui me donna, à l’école même, des leçons particulières. Cette école était située à deux pas de la rue de Bourgogne, de l’autre côté du square et de la Deûle, à l’amorce d’une rue tortueuse et misérable qui s’appelait la rue de la Baignerie et dans laquelle débouchait une rue plus misérable et plus tortueuse encore, la rue des Halloterie. Monsieur Ladrière, qui n’était pas Lillois, on l’entendait bien à la manière très spéciale de rouler le R, était un homme placide et débonnaire, fort et barbu, qui sentait un peu le tabac. C’est tout ce dont je me souviens de mes études avec lui. Il dirigea mes débuts de manière à ce que je puisse avec mon frère Georges, le n°3, entrer ensuite à Saint-Joseph, sous la coupe des Jésuites.

Je fis ma première communion en même temps que ce dernier, grâce à une dispense d’âge, en l’église Sainte-Catherine, notre paroisse (nous avions alors quitté la rue de Bourgogne) sous la direction de l’abbé Gavelle. Je la fis avec une grande dévotion. Une grande question se posa à mon entrée au collège, devais-je entrer en cinquième avec mon frère Georges, ce qui m’avançait dans mes études, ou bien en sixième, comme mon âge m’y invitait ? Prudemment, on me mit en sixième et l’on fit fort bien.Malheureusement pour moi, dès la première composition, je fus premier en thème latin. J’arrivais à la maison en pleurs, orné d’une magnifique décoration. Ces pleurs et cette décoration amusèrent beaucoup mes parents « Es-tu dernier », me demanda-t-on ironiquement, « Non, répondis-je, je suis premier, mais j’ai perdu ma grammaire latine ». En effet, la perte de ce livre m’avait procuré de mauvaises notes à l’interrogatoire du matin, et des reproches qui m’avaient bouleversé. J’aurais pu pleurer plus justement pour avoir été premier, car cette place eut pour moi des effets déplorables. On crut que j’étais un aigle et mûr pour la cinquième où j’entrai tardivement, alors qu’on y apprenait le grec. Je m’y trouvai complètement perdu et fis de très mauvaises études. Mon seul succès fut un rôle dans les « Femmes Savantes » où, en classe même, je jouai de l’éventail avec une aisance qui me valut les félicitations du R.P. Virion, alors préfet des études.

Nous passions nos vacances à Choisy-le-Roi, chez mes grands-parents maternels. Mon grand-père, Adolphe Mille, était inspecteur des Ponts et Chaussées et , après sa mort, donna son nom à une petite rue de Paris, dans le quartier de la Villette, pour avoir contribué à l’aménagement des égouts de la banlieue parisienne avec son ami Durand-Clay qui, plus heureux, fut statufié dans cette même banlieue. Mon oncle Pierre Mille habitait la maison paternelle, ainsi que son frère Georges, garçon de grand avenir, qui mourut jeune après avoir passé par l’école normale supérieure. On retrouve les œuvres de l’oncle Pierre et particulièrement dans « Caillou et Tili», quelques anecdotes se rapportant au séjour à Choisy de ses neveux et nièces. Pierre Mille qui devait se présenter plusieurs fois à l’Académie Française, sans succès d’ailleurs, devait beaucoup de son imagination à bonne-maman Mille qui racontait constamment des histoires vraies, mais extraordinaires, et dont la face expressive et ridée s’animait curieusement à les raconter.

Beaucoup de ces histoires ont été recueillies par son fils Pierre et publiées dans ses diverses nouvelles, entre autres, celle d’un flacon d’eau bénite que les Allemands, pendant le siège de Paris, avaient déversé dans un pot de chambre. Prise entre deux sacrilèges, celui de se servir d’une eau profanée et celui de mépriser une eau, malgré tout bénite, ma grand-mère eut une subite inspiration, les corps de deux Allemands reposaient au fond du jardin, elle versa sur eux le contenu du pot de chambre.

L’aîné des Mille était Raoul, il avait été reçu brillamment à l’école polytechnique sans même s’être donné la peine de connaître le ré&sultat de l’examen, car il croyait avoir manqué un problème difficile. Il devait apprendre qu’il avait été un des seuls à le résoudre, mais il préféra ne se présenter à cette école que l’année suivante après de nouveaux examens.

Lui aussi embrassa la carrière des Ponts et Chaussées, tout en regrettant de ne s’être pas dirigé vers la médecine. Ma première tante Raoul mourut jeune ; elle était extrêmement brillante et expansive. C’était une forte femme au teint mat que je vois encore s’effondrer dans un fauteuil en levant les bras au ciel aux côtés de Monsieur Bertaut, son père, grand ami de la famille, homme corpulent dont la voix de stentor me faisait très peur, bien que ce fut le meilleur homme du monde. Les Bertaut et les Chapuis recevaient parfois mes frères dans leur propriété de Chailly, en Bourgogne.

On voyait plus rarement à Choisy mon oncle Daniel Mille qui exploitait un domaine à M’Raïssa aux environs de Tunis et représentait pour nous le type de l’homme chic. Extrêmement grand, il avait une figure mince et allongée, coupée par un nez aquilin d’une grande finesse eu dessus d’une moustache soignée ; d’une main ivoirine et nerveuse, il se plaisait à lisser les extrémités de cette moustache et à les étirer, quand il ne taquinait pas une belle barbe impeccablement divisée par le milieu. Un tic discret laissait échapper un souffle imperceptible par les narines, comme pour ponctuer certaines inflexions du sourire. Avec ses vêtements de la meilleure coupe, il avait l’allure d’un aristocrate de grande classe. Sur un tard, il épousa une femme charmante et naïve, aux gestes de créole, aux grands cils interrogateurs et dont le visage parsemé de taches de rousseur n’en était pas moins fort sympathique. A Choisy, elle nous préparait le couscous et nous en exposait la recette d’un air constamment amusé.

On vit venir avec elle, peu de temps après son mariage, une espèce de dompteur aux cheveux gris et abondants, bouclés dans le cou, à la manière d’une crinière . Je l’avais d’abord pris pour Ridel, dompteur alors célèbre que nous avions vu à la foire de Lille au milieu de ses fauves, mais c’était Monsieur Duquesne, son père. C’était un original fieffé dont on raconte que, propriétaire du château de Bénouville, près Cabourg, il avait vouait une telle haine aux automobilistes qu’il avait aménagé un arbre à charnières dans l’allée accédant à sa propriété dont il leur avait interdit vainement l’accès. Dès qu’une voiture apparaissait à l’horizon, l’arbre venait s’abattre et barrer la route. Ce qui ne l’empêcha pas de finir dans la peau d’un automobiliste endurci.

La maison de Choisy était une vaste et agréable maison de campagne, simple et toute blanche. Avec son jardin, elle couvrait tout un quadrilatère, avec une grille sur l’avenue de Paris et un autre accès sur la rue Saint-Nicolas (NDR : maintenant rue Auguste Franchot) où nous allions et venions, salués dans la cour par les aboiements de Diane, épagneule sympathique, quand elle ne sentait pas le chien mouillé. Au fond du jardin se trouvait une charmante serre en arc de cercle, s’appuyant sur le mur de clôture et de construction ancienne. Nous y édifions des chapelles à l’aide des gradins et l’odeur de tan surchauffé qui recouvrait le sol y remplaçait celle de l’encens . Aujourd’hui seuls sont reconnaissables les vestiges de la serre, le reste de l’îlot ayant été morcelé et difficile à repérer, toutes les rues ayant changé de nom et celui de Saint-Nicolas étant particulièrement suspect à une municipalité rouge.

En face de la grille, dormait sous une rocade romantique à souhait, une eau verdâtre où grouillaient des têtards, je l’ai décrite dans le « phare » d’Ouistreham, pour y relater ma chute alors que je venais d’étrenner une belle robe de toile bleue à étoile blanche. Chargée de ma surveillance, Adélaïde que j’appelai à cor et à cris me repêcha sans trop de mal, mais ma robe ne survécut pas au désastre.

De la maison de Choisy me frappait surtout le carrelage rouge vernissé de l’escalier et du couloir qui accédait aux chambres. La salle à manger était spacieuse, donnait sur le jardin et son buffet d’acajou était garni d’argenterie. Le grand salon, dont l’accès ne m’était permis qu’à titre exceptionnel et pour toucher le grand piano à queue semblait gardé par les cornes cambrées et nerveuses d’une antilope naturalisée qui servait de tapis. On n’en ouvrait pas les persiennes et il faisait une fraîcheur délicieuse. Il y avait un autre piano dans le petit salon donnant sur la rue et au-delà de ce salon, une sorte de cabinet où je fus invité, plus tard, à me retirer pour aller faire grincer mon violon sans écorcher les oreilles maternelles et grand-maternelles.

Bon-papa Mille, ainsi que nous l’appelions, était un homme très doux et très philosophe, de toute façon, très lié avec Monsieur Ravaisson-Mollien, « philosophe et archéologue français, auteur d’un ouvrage profond sur l’habitude » dit le dictionnaire. On ne le voyait guère qu’à l’heure des repas. Sa myopie confinait à la cécité et, comme il n’entendait pas se faire accompagner dans ses voyages à Paris, il s’était fait blesser gravement à la jambe, à la suite d’un accident. On lui administra un remède de cheval qui le sauva, mais qui eut pu tuer un homme moins vigoureux. Il avait une passion pour le sel et pour l’eau froide. Comme il avait la « pierre », on mettait du sucre dans sa salière qu’il vidait consciencieusement par habitude à chaque repas. Quant à sa passion pour l’eau, elle faillit lui coûter la vie pendant la commune, car on le prit pour un suspect alors qu’en plein hiver il traversait la Seine à la nage. On tira sur lui une balle qui ne l’atteignit pas.

Ma grand-mère racontait qu’à son dîner de fiançailles et comme on avait servi du poulet, elle s’affligea de constater que l’assiette de son fiancé était vide. « Vous n’aimez pas le poulet ? »...


Reprise après pages manquantes , depuis la n° 6 à la N° 9...

...de 1935, après la mort de mon oncle Georges, alors que je revenais en auto de Caen à Riva-Bella, je dépassais une femme en deuil que j’invitais à profiter de ma voiture ; ma surprise fut grande en reconnaissant en elle notre tante Anne, alors installée au château de Blainville chez son gendre, le commandant Pousset.

Pendant les vacances avait lieu la foire de Choisy, non loin de la statue de Rouget de l’Isle et de l’avenue de Versailles. Mais, tout comme le chemin de fer, les chevaux de bois me donnaient mal au cœur et j’étais surtout attiré par les marchands de menus objets, en verre soufflé, si menus et graciles qu’on se demandait comment ils pouvaient se tenir debout, gazelles aux pieds translucides ou vases qu’une fleur de myosotis aurait fait basculer. Un jour je m’essayai au tir et récoltai un certain succès en faisant mouche dans le carton du voisin.

C’est à la messe du dimanche que mon oreille commença à prendre plaisir aux harmonies pourtant timides qu’une vieille fille tirait de l’harmonium.

Louis Renault expérimentait alors sa première voiture automobile qu’avec un peu de chance on pouvait découvrir dans la banlieue parisienne. Ce n’était pas tant la vitesse qui impressionnait alors que le fait stupéfiant, pour une voiture, de marcher toute seule.

En 1889 eut l’exposition dont la tour Eiffel était le clou. Mes frères seuls allèrent jusqu’au sommet ou second étage de la tour ; les petits se contentèrent du premier qui était suffisamment haut et donnait l’impression d’une petite ville, tant il était spacieux et animé. Mais l’exposition ne me laissa pas grande impression hors de charmantes danses hawaïennes et du cacao Van Houten qui, du point de vue alimentaire, était un autre clou. Nous connaissions déjà le jardin des plantes où ma sœur Madeleine impressionnait particulièrement un certain lion qui ne cessait de la suivre de la gueule et du regard. Avec Francis, je visitai aussi le muséum où les singes naturalisés exhibaient d’inquiétants postérieurs d’un bleu vif ou d’un rouge ardent. Quant au jardin d’acclimatation, en le parcourait dans un petit Decauville à voie étroite, tout récemment inauguré. Sous les arbres que l’on frôlait au passage, il filait à toute allure avec ce crissement particulier que forme l’écho, sur les frondaisons, de la vitesse et du bruit. Et les bancs à découvert à quelques centimètres du rail procuraient une impression, tout autre, que le chemin de fer.

C’est en cette même année que l’on me conduisit un jour aux grands magasins du Louvre où il y avait foule. Par mesure de prudence, mon père avait soin de donner à chacun son billet de retour pour Choisy et de fixer rendez-vous au Palais Royal en cas de débandade. Au Louvre, on étrennait un ascenseur et je ne me lassais pas d’en observer le manège. Au moment où je repris mes esprits, je ne vis plus personne des miens et courus vainement de droite et de gauche, revenant à l’ascenseur toujours déserté.

Le cœur assez gros, je me perdis dans la foule, tandis que mes parents me cherchaient dans une autre partie des magasins. Me rappelant la consigne, je me rendis au Palais Royal, qui me parut bien vaste comme lieu de rendez-vous et , sans laisser à la famille le temps matériel de m’y rejoindre, je m’assurai instinctivement que mon billet de retour était bien en poche. J’étais en outre possesseur d’un gros sou qui me permettait de traverser la Seine en bateau mouche, ce que je fis sur le champ, car c’était, à Paris, notre moyen de locomotion préférée. J’en descendis à une station que je connaissais et, apercevant un tramway pour la gare d’Austerlitz qui desservait Choisy, je me mis en devoir de le suivre, en le suivant à toutes jambes, jusqu’à ce qu’il me fut possible de reconnaître mon chemin. A la gare, je n’eus que le temps de sauter dans un train et, une fois rendu à demeure, je me mis au piano ; il me plaisait assez de penser qu’à leur retour, les miens me trouveraient tranquillement à cette occupation, mais j’eus un remords de conscience et, trouvant le temps long, j’eus la sagesse de me rendre à la gare de Choisy pour l’arrivée du train suivant. Bien m’en prit, car mes parents avaient déjà alerté la police et étaient déjà disposés à reprendre leurs investigations dans la capitale s’ils ne m’avaient pas trouvé là. Je fus moins grondé que félicité pour ma présence d’esprit. A dire vrai, j’en avais tout à fait manqué, en ne laissant même pas le temps aux miens de me retrouver et si j’avais senti le besoin de me dégourdir les jambes à ce point, c’est que j’étais désemparé.

Les retours à Lille me paraissaient toujours assez pénibles, car je supportais mal le chemin de fer. En particulier, la gare de Longueau était mon cauchemar. Atteinte de chaque direction en deux heures de temps environ, elle était le point critique où cessait ma résistance. L’odeur du charbon pénétrait alors sans mesure dans le compartiment, y réveillant un relent de déjà vomi qui invitait à de nouveaux débordements.

Depuis un certain temps, ma famille avait quitté la rue de Bourgogne pour s’installer 42 rue Royale, au siège de la banque Verley-Decroix &Cie où mon père était devenu associé-gérant. Mon grand-père Jules César Alexandre (ainsi l’avait fait baptiser un parrain facétieux) avait fondé cette banque avec son ancien associé, Mr Verley, après transformation (un opuscule fort bien fait en retrace l’origine dans mes papiers de famille), au capital de vingt millions qui était un gros chiffre pour l’époque et pour une banque locale . Derrière l’établissement de la banque, et lui appartenant, se trouvait une spacieuse maison d’habitation dont la jouissance fut laissée à mon père, déjà père de sept enfants qui se trouvaient à l’étroit rue de Bourgogne.

Située entre cour et jardin, cette maison comprenait deux ailes latérales assez étroites sur la cour et deux embryons d’ailes encore plus étroites sur le jardin. De ce côté, une jolie façade rappelait le style Louis XIII, bien que ne remontant pas tout à fait ce règne.

C’était une imitation de briques et de pierres avec une porte basse et cintrée sur le côté où accédait le corridor. Les fenêtres supportaient d’assez jolis motifs sculptés. Quelques boulets de canon figuraient au départ ces motifs, peinturlurés en noir, mais un boulet moins suspect flanqué dans le mur de séparation du jardin de Melle de Cloemard, notre voisine, était un authentique souvenir du siège de Lille. Sans doute avait-il fourni l’idée de cette décoration inusitée. Le jardin était relativement profond et deux grands marronniers en marquaient l’extrémité, masquant de leur côté unique le bâtiment voisin.

C’est la mosaïque du corridor qui me frappa le plus lors de l’arrivée au 42 et l’invitation qu’offrait ce corridor simple, mais clair, à pénétrer directement dans le jardin.
Sur la droite , une salle à manger Louis XV présentait des boiseries encadrant d’anciens cartouches. Plus tard, on l’agrandira, au détriment de son unité, peut-être, mais pour nécessité des repas de famille. Derrière et au-delà de l’escalier, une grande cuisine faisait retour sur le jardin pour former une laverie dont les petits carreaux souffraient parfois de mes jeux. C’était le côté le plus humble du jardin, donnant accès sous des branchages discrets aux lieux non moins discrets qu’on baptisait alors « la baronne » et comprenait, revêtus de vieux carreaux de faïence pittoresques, les w.c. des maîtres, puis ceux du personnel, au-delà, une méchante pissotière et un lieu malodorant où pourrissaient parfois quelques débris de cuisine . Un grand mur couvert de lierre et rempli de nids d’oiseaux clôturait la propriété sur la droite.

Ô bergers et bergères de la « baronne », avec vous houlettes et vous, coqs montés sur vos ergots, combien de fois nous avons eu le loisir de vous observer et de vous comparer ! Car, s’il y avait bien des w.c. intérieurs, ils étaient commandés par la chambre d’amis et nous ne les fréquentions qu’en cas de « nécessité » et en l’absence de tout hôte. Comme il n’y avait nulle part d’électricité, on allait à la « baronne » une bougie à la main, après la tombée de la nuit, et on la posait comme on pouvait.

Sur la gauche se trouvait la partie principale de la maison ; une première porte, à deux battants, accédait au « grand salon », orné de jolies boiseries Louis XVI, avec une belle cheminée de marbre, au fond, et trois fenêtres sur la cour, une fausse fenêtre fermée par une glace, car elle donnait en réalité, au-delà de la cour. C’est dans ce salon que logeait Voltaire quand il descendait chez son ami Charles Decroix dont les généalogies de famille ne font pas mention, notre grand-père étant le premier de notre branche à avoir occupé l’immeuble. Ce grand salon devait être le cadre de multiples réunions de famille et, plus tard, de charmantes réunions mondaines. Un professeur de danse dont le nom ne s’harmonisait que trop avec des manières surannées, Mr Chateroussat, nous y apprit les danses de l’époque, parmi lesquels le quadrille et les « lanciers » faisaient encore fureur, grincement d’un mauvais violon et en minaudant parmi les couples assez nombreux, son cours étant fréquenté par des amis et des cousins ; c’est là que Suzanne Bernard perdit son j ??? qu’elle avait oublié d’enlever en changeant de toilette. Mon frère Daniel ne manquait jamais d’être interpellé par Mr Chaterroussat sous le nom d’Isaac ; il est permis de se perdre dans la bible. Pour ma part, j’étais réfractaire à la danse et ma timidité native me faisait horripiler ce genre de réunion. Peut-être aussi avais-je conservé un fort mauvais souvenir de plus anciennes leçons de dans la famille Wallaert, alors que je faisais encore dans mes culottes. Je puis d’autant plus l’avouer que ce malheur m’était arrivé précisément au moment de pénétrer dans l’imposant immeuble du boulevard de la liberté et incapable d’exprimer ma gêne autrement que par l’odeur.

Mais, en temps normal, ce salon était un peu mon domaine, car le piano y était, d’abord un vieux Pleyel, relégué du côté de la fausse fenêtre comme un parent pauvre, puis un crapaud plus décoratif qui, sur la droite, reçut un peu plus de lumière. Nous-mêmes peut-être ce « nous » est-il un pluriel de majesté, nous mîmes plusieurs années à éreinter l’un et l’autre. Un certain soir, on me chercha en vain dans toute la maison, même au lit où je n’étais pas encore ; en écoutant mon frère Robert, je m’étais endormi auprès de l’instrument.

Une portière faisait communiquer ce « grand salon » avec le « petit » où nous passions habituellement nos soirées dans l’intimité. La journée terminée, en traversant la cour qui séparait la banque de la maison, nous apercevions, encadré par la portière et dorée par les reflets de la lampe à pétrole, l’auréole formée par les cheveux de mère et il était difficile d’imaginer un tableau plus représentatif du foyer qui devait être si longtemps le nôtre. Ce petit salon était orné de boiseries Louis XIV charmantes qui encadraient au-dessus de chaque porte ou fausse porte des cartouches rouge et or représentant des amours. On y aménagea une porte-fenêtre sur le jardin pour mieux profiter des belles soirées d’été. Prolongeant ce petit salon dans la profondeur du grand, il y avait encore un « boudoir », plus réduit encore dont les boiseries formaient un ensemble exquis. Il servit de salle d’études à mes sœurs sous la direction de ma mère qui y passait ses matinées. Au-delà de ce boudoir, on pénétrait dans un sombre recoin accédant à un recoin plus sombre encore ; c’était le fourre-tout de la maison. Mon frère Georges nous a laissé de précieuses photos des pièces principales du 42.

L’embryon d’aile sur le jardin perpendiculaire à ce dernier côté de la maison n’avait qu’un accès extérieur et se bornait à la « petite pièce » surmontée d’un étage bas et étriqué donnant au-dessus du fourre-tout et difficilement accessible. C’est dans le plancher de ce bas étage que fut dissimulée ma note de la guerre de 1914, grâce aux soins de ma famille qui s’exposait ainsi aux sanctions les plus sévères et même à la peine de mort. Cette pièce basse ne servait guère que de cachette, tandis que celle du bas était le complément indispensable du jardin. Sous la maison même, une vaste cave était interdite aux jeux de cache-cache.

Au premier, l’escalier donnait sur un vaste palier au plancher inégal, brunâtre et ciré. La première chambre d’amis commandait un unique poste d’eau et les w.c.. Du côté gauche…

...Il devenait nécessaire de la moderniser et l’on construisit un immeuble neuf sur la rue, dont l’architecture fut confiée à Monsieur Cordonnier ? Celui dont le projet fut primé pour le palais de la paix à La Haye. Mais sans doute le besoin publicitaire d’une façade se concilia-t-il mal avec les exigences des bureaux, car cette nouvelle construction fut outrageusement vilaine d’aspect, d’ordonnance et de proportions . Mais le nom de la firme était gravé dans la pierre, ce qui paraissait audacieux à la direction, hostile par principe et par tempérament à toute publicité. Pendant toute la durée des travaux, qui fut longue, nous ne pûmes accéder de la rue à la maison d’habitation que par un long couloir en planches qui résonnait sous nos pas et dégageait une vague odeur de sapin.

Notre grand-père Decroix avait, en abandonnant le 42, transféré ses pénates au 96 de la même rue, mais sans cesser pour cela de venir travailler à la banque. C’était un petit homme, au nez aquilin, aux yeux d’une extrême vivacité, qui lui donnait un air de jeunesse contrastant avec une courte barbe blanche, toute jaunie par le tabac aux abords des lèvres. Il y a de lui un bon portrait à l’huile de Krabanski. Il avait la réputation d’un cavalier de premier ordre et sa politesse était proverbiale ; on disait « poli comme Decroix ». Il n’aurait pas donné la main à une femme sans se déganter. Plus tard on eut tendance à abandonner cette flatteuse comparaison et de dire « moqueur comme Decroix ». Mais la branche des Pierre Decroix était restée assez cérémonieuse.

Nous ne voyons guère « bon-papa » qu’aux dîners du lundi où seuls les aînés étaient invités. Les jours de fête, la famille était au complet et, bien souvent, les petits étaient conviés à venir « après le café » et à pendre leur part des petits fours, particulièrement abondants sur la table. Nous voyions plus souvent bonne-maman, née Delefils (NDR : confusion du narrateur : la femme de Jules César Alexandre était née Dathis) et le 96 devint le centre d’une très nombreuse famille que je ne puis décrire ici que sommairement.

L’oncle Jules était l’aîné. Il portait la barbe, comme son père, et avait, comme lui, les yeux extrêmement vifs et brillants, mais il était sensiblement plus grand, de taille. Avocat au barreau de Lille (il fut aussi bâtonnier de l’ordre), il avait une foule d’histoire à raconter et de théories à développer. Histoires de palais et d’alcôve, car il aimait aussi beaucoup la plaisanterie. Quand on le rencontrait en ville, la serviette sous le bras, il aimait à vous demander un pas de conduite, après quoi il vous ramenait au-delà du point de départ, car la conversation n’était jamais près de s’achever. Il avait été fiancé à Cécile Mille, la sœur de ma mère, alors que celle-ci venait d’atteindre sa quinzième année et il l’épousa fort jeune. Peu de temps après son mariage, toujours à l’affût d’une « bonne farce », la jeune femme, attendant un soir son mari, eut l’idée de simuler une scène d’amour en habillant un mannequin de ses propres vêtements et en revêtant elle-même des habits masculins, ravie de brandir un « haut de forme », de jouer avec une canne et de caresser une paire de gants ; cela faillit bien lui porter malheur, car la scène était fort bien jouée et mon oncle ne trouva pas la plaisanterie de son goût.

Ma tante Cécile était d’un grand charme, physiquement et moralement. Ses lèvres étaient entourées d’expressives fossettes, le nez était doucement aquilin et d’une extrême finesse. Elle avait de jolis cheveux, coiffés en bandeaux et , sous des sourcils parfaitement dessinés, des yeux de myope qui la forçait à porter un pince-nez. Tout cela formait une physionomie exceptionnellement spirituelle. Le jeune ménage avait des idées très neuves et très larges et nous devions paraître à nos cousins un peu « collet monté ». Au moment de l’affaire Dreyfus et comme à toute table de famille, les discussions étaient ardentes, les dreyfusards ou dreyfusistes ayant, à vrai dire, un certain mérite à afficher leurs convictions.

Père était le second fils de bon-papa ; le troisième était Pierre Decroix-Plaideau, qui, lui aussi, avait eu huit enfants dont sept restaient vivants, après six fils, une fille était enfin venue. Il était l’associé de mon père à la banque. On trouvait en lui le banquier aimable, galant, rompu au monde, alors que mon père avait toujours conservé une certaine réserve et un fond de timidité qui lui faisait, par excès, rechercher les derniers bancs à la paroisse ; très artistes, dessinant et sculptant facilement , il était aussi connaisseur et collectionneur et, par suite, était assez dépensier. Constamment, il aimait fumer une cigarette dans le petit salon du 42, pour se distraire de la monotonie du bureau ; il tournait alors le dos au feu (comme nous le faisions tous à tour de rôle) et causait avec animation, s’emportant même assez facilement lorsqu’il s’agissait de politique.
Mais il badinait aussi assez volontiers et on l’accusait d’avoir un faible pour les plaisanteries légères.

Sa femme, ma tante Gabrielle, était d’origine belge. Elle avait un cœur d’or et des doigts de fée. D’une corpulence anormale et d’un parler un peu traînant, légèrement chantant, elle était sans détour, mais d’une excessive crédulité à l’égard de ses enfants dont les méfaits au collège étaient régulièrement de la faute des professeurs. Sa charité était exemplaire et profondément innée ; elle était un exemple parlant de la religion aimable. Non moins douée pour les arts que son mari, et en particulier très musicienne, elle organisait des chœurs, des charades, des réunions qui firent la joie de notre enfance, car nos cousins savaient de qui tenir. Le second, Edmond, se grimait d’extraordinaire façon et représentait à tour de rôle et sans qu’on puisse se méprendre, le Président Sadi Carnot, la reine Victoria et Martin, notaire à Lille dont il prenait l’air suffisant en relevant le bout de son nez avec une ficelle.

Nous voyions souvent nos cousins Pierre dans un petit jardin de banlieue qu’ils avaient loué à Saint-Maurice, non loin du grand cimetière. Nous y mangions des groseilles à maquereau et autres dans une énorme maison de poupée démontable au son monotone de la trompe des tramways qui desservaient ce triste faubourg. Une palissade fatiguée servait de clôture à ce jardin, de pauvres et d’étroites allées tiraient leurs parallèles, partout flanquées des mêmes clôtures badigeonnées au goudron. Dans chaque jardin, une méchante cahute de bois contribuait à l’impression de tristesse qui se dégageait du lieu, de l’entourage, du voisinage du cimetière et des pierres tombales.
Et l’on traversait les remparts sous la vieille et intéressante porte Saint-Maurice.

Les Albert Decroix formaient alors un tout jeune couple, mon oncle Albert s’étant marié sur un tard. Il était courtier, je n’ai jamais su en quoi, car il s’était retiré assez tôt des affaires, après avoir trouvé une demoiselle Chadefaud. Fait prisonnier au cours de la guerre 1870, il s’était quelque peu ressenti de sa captivité, petit, voûté et parfois amer. Il avait des opinions fort arrêté en politique, mais il s’était rallié à la République, après l’avoir traitée de tous les noms. Moins brillant et moins sociale que ses aînés, il était aussi d’une susceptibilité extrême. Le ménage eut trois enfants : Marcel qui devint bâtonnier de l’ordre des avocats à Lille et président des anciens élèves de la faculté de Lille ; Jules qui se signala par la révélation à ses parents qu’il leur ferait une communication importante, alors qu’il était encore fort jeune ; il s’agissait d’un engagement dans l’armée après préparation « ad hoc », il mourut après rempli une petite partie de son programme ; Claude, enfin, qui entra à la banque de France.

La dernière de la famille, la « petite Marie » avait épousé Georges Delaporte, percepteur. L’oncle Georges avait toujours aux lèvres, encadrées d’une barbe à l’ancienne mode et tirant sur le gris, un sourire amusé, prêt à quelque aimable gaudriole. Du moins il réservait ce sourire à la société ou, quand au cours même du repas, il chantonnait de sa voix de tête :
« Quand j’étais dans ma chambrette, ma chambrette était en haut ».
Ma tante avait beau prendre alors un air scandalisé et implorer Georges de se taire, Georges poursuivait :
« je faisais mon petit ménage, Je sifflais mon petit oiseau
Mi mi fa ré mi,
Chantait mon petit
Mimi fa ré sol
chantait rossignol »

A la table des Decroix qui , sans être bégueules, attachaient aux bons usages un certain prix, semblable attitude était diversement appréciée, mais généralement avec d’autant plus d’indulgence qu’elle amusait visiblement tous les enfants et qu’elle injectait un sang nouveau (mon oncle n’avait rien d’un flamand) dans la « constitution » de la famille.

Quant à ma tante Marie, fine et distinguée de toute manière, elle avait eu une santé fort délicate au moment de son adolescence ce qui ne l’empêcha pas de mourir nonagénaire (comme mon père et l’oncle Albert), toujours aimable et stylée comme les meubles et tableaux de maîtres qui décoraient son appartement.

La vieille génération était représentée par ma grand-tante Dathis, sœur de mon grand-père Decroix et mon grand-oncle Delefils, frère de ma grand-mère Decroix. Une généalogie complète de la famille Dathis avait été établie par un de ses membres, Maxime Descamps, et qui, à ma connaissance, a toujours été tenue à jour en dépit de multiples alliances et d’innombrables naissances, en particulier par les Robert Decroix et sans doute

les Robert D’Arras. Mille et Decroix descendaient des Beaussier-Dathis. Mr Decroix-Beaussier, mon arrière grand-père, était directeur de la monnaie à Lille (NDR : il s’agit de Alexandre Joseph Beaussier) ce qui ouvrit la voie à mon grand-père dans la finance et dans la banque. Ma tante Dathis (NDR : sans doute s’agit-il de Adèle Dathis-Malmazet dont plusieurs filles décédèrent adolescentes) avait accumulé deuils et ennuis au cours de sa longue existence et nous allions fréquemment lui rendre visite dans sa petite maison bourgeoise, meublée à l’ancienne où dominaient les ouvrages de tapisserie.

Mon oncle Delefils était petit, courbé, nerveux et ne discourait pas sans taquiner un trousseau de clefs dans la poche de son pantalon ; comme il discourait volontiers, la poche ne devait pas faire long feu.

(NDR : La sœur de Jules César Decroix, se prénommant Julie, a épousé Auguste Delefils, de cette union est né Eugène qui épousa Marie Charlotte Verley, fille de Charles Philippe, associé de Jules Decroix, et de Marie Désirée Lienart ; curieusement il semble que le narrateur croit que sa grand-mère née Marie Louise Dathis soit née Delefils.)

Parmi les parents plus éloignés qui faisaient de courtes apparitions, je ne puis passer sous silence la baronne Meunier,(NDR : la Baronne Meunier était la femme de Jean Albert Claude Meunier descendant du Général Meunier, baron d’empire dont le nom est inscrit sur l’Arc de Triomphe à Paris [comme celui du Général Olivier dont la fille épousa Alexandre Beaussier], elle était la fille de Prosper Derode et de Henriette Rose Désirée Dathis) au visage rond, charmant et enfantin, miniature d’un autre temps, encadrée de « repentirs » (NDR : Boucles de cheveux tombant derrière l’oreille) qui lui pendaient comme d’énormes boucles d’oreille, au demeurant sourde comme un pot. Elle conserva jusqu’à la fin de sa vie une âme et un teint de jeune fille.

Un autre hôte qui détonnait dans le milieu Decroix était Ernest Plaideau, frère de ma tante Pierre. C’était un Belge à la grosse bedaine, avec des favoris drôlement plantés au-dessus des bajoues qui s’écrasaient sur un triple menton. Il avait un nez busqué et batailleur qui démentait l’aspect de tristesse que lui conféraient deux énormes porte-monnaie au-dessous des yeux . Sa voix était puissante et métallique, si bien que les mots d’esprit dont il était prodigue portaient à travers la table et peut-être jusqu’à la cuisine. Sa femme s’appelait Nathalie et avait une migraine chronique. On voyait aussi parfois chez ma tante Pierre son frère Albert, triste caricature d’un Richard Wagner qui n’aurait pas réussi, avec les mêmes favoris, mais le menton moins ferme. Drôle d’homme qui, même en riant, avait l’air d’avoir la larme à l’œil. Sa femme, grande, corpulente, hommasse et sans traits, avait la face rubiconde et la tournure provinciale qu’avaient dû lui léguer plusieurs générations ; le noir et la soie qu’elle affectionnait n’y pouvaient rien. Tous ces Plaideau avaient des enfants avec lesquels notre propre génération resta en relations.

On jouait parfois aux cartes au cours de ces réunions, mais on faisait le plus souvent des charades et , plus tard, les petits jeux firent fureur, verbaux ou écrits. A signale, mais j’anticipe un peu sur les évènements un repas mémorable chez ma tante Pierre Decroix, auquel assistaient les Verley-Bollaert. C’était la fête des Rois et Raymond Bollaert qui avait épousé ma cousine Simone, avait dessiné avec humour les différents personnages de la cour. Des bouts rimés de circonstance avaient été adaptés à ces personnages par nos cousins et l’ensemble avait été tellement réussi qu’on fit photographier dessins et légendes pour en composer un certain nombre de recueils. L’un de ces intéressants souvenirs se trouvait encore chez mon père avant la guerre 40.

Après cette présentation incomplète , mais fort nécessaire, j’en reviens à ma personne et à mes études. Me voilà donc au collège Saint-Joseph en qualité d’externe libre, c’est-à-dire que j’étais censé travailler chez moi. En réalité, je bâclais mes devoirs, avis beaucoup de mal à apprendre Virgile par cœur et Homère encore plus, si bien que je ne songeais qu’aux heures de liberté qui devait suivre le travail bâclé. Toutefois, en quatrième, sous la direction de l’excellent Mr P.Allard, j’avais pris goût à l’algèbre et à la géométrie et, pour esquiver le travail du soir, adopté un moment l’habitude de me lever dès quatre heures du matin. Il arrive naturellement un jour, où perdue cette habitude, je ne repris pas celle de travailler le soir.

J’avais de bons camarades de route, parmi lesquels Leon Couillaud, le premier de la classe, dont les doigts tremblaient toujours sur la courroie de son cartable et que j’ai perdu de vue et de plus grands que moi, tel que Felix Barreau, devenu général et Claude Verley qui devait mourir dans la peau d’un jésuite et d’un missionnaire. Plus tard, les Gustave Scrive étant venus habiter la rue Royale, je fis longtemps route avec leur fils Gustave, avec qui je ne cessai d’être très lié. Il y eut aussi Henry Paquin, Joseph Arnould et André Taillez.

Mes études furent interrompues par une appendicite qu’on appelait alors la « typhlite » et qui me cloua longtemps au lit, donnant de sérieuses inquiétudes à mes parents. Le docteur de la famille était le docteur Castelain, petit homme à haut de forme et à barbe rousse, l’œil clair, le visage sévère, mais au fond assez pince-sans-rire, très bavard et prodigue d’histoires macabres au lit de ses malades, fort dévoué au surplus. On ne pratiquait pas alors l’opération et je me souviens même avoir été traité à la glace. En désespoir de cause et alors qu’on récitait des prières pour ma guérison au collège, on me fit des applications de sangsues. Une première fournée n’eut aucun résultat, mais la seconde réussit pleinement à me délivrer du mal et je n’eus jamais de récidive caractérisée depuis lors. On m’avait couché dans la chambre de mes parents et j’y fis mes premiers pas, combien flageolants, en m’appuyant partout où je pouvais trouver appui. Le jour de ma rentrée au collège, je fus très mortifié parce qu’attendant un tramway, j’engageai une conversation suivie avec un arbre de l’esplanade et fut surpris par un de mes professeurs. Mais un évènement beaucoup plus pénible bouleversa mes années de collège.

Un jour, en rentrant déjeuner, on me fit signe de ne pas faire de bruit et je perçus une odeur troublante et pharmaceutique, assez voisine de celle de la tomate. J’appris , non sans stupeur, que mon grand-père Decroix était tombé subitement malade alors qu’il travaillait au bureau et qu’on avait dû le transporter d’urgence au grand salon. Plus tard, on put le transporter chez lui, mais les nouvelles restaient inquiétantes et on nous laissa peu d’espoir de le sauver. Pendant quelques jours le récit de ses moindres gestes et des soins qu’on lui donnait occupa ma jeune imagination et je fus spécialement frappé par le « hein » brutal qu’avait opposé mon grand-père, disait-on à une question qui lui avait été posée. Mes frères, mes sœurs et moi-même, nous ne pouvions réaliser que tout cela finirait par la mort et je me vois encore revenir du 96, devisant avec optimisme, alors que nous venions de recevoir las nouvelles les plus alarmantes. Ce fut terrible, quand, le fait accompli, il me fallut aller rendre au mort les derniers hommages. Je cherchai en vain quelque prétexte pour éviter ce tête à tête avec le mort, mais me rendis compte que je n’en avais pas le droit et suivi en tremblant le cortège de mes aînés. En réalité, mon grand-père était superbe sur son lit de mort, mais en le voyant immobile et décoloré, je resté hanté par le « hein » brutal qu’il proférait encore peu de temps auparavant et la crainte qu’il ne tournât la tête vers moi pour le proférer à nouveau.
Ce spectacle me troubla pendant de longs mois, pendant des années et me donna des cauchemars à jet continu.

L’enterrement eut lieu en l’église Saint-André, avec un discours qui m’impressionna, car c’était la première grande cérémonie de ce genre à laquelle j’assistais. L’offrande durait encore quand la messe était finie et ce défilé interminable était , malgré tout, un dérivatif à mes noires pensées. L’absoute, avec le silence lugubre qui suit le « pater noster », me parut la partie la plus émouvante du service. Je pris place pour le cimetière dans une voiture de louage avec des Messieurs que je ne connaissais pas et qui, voyant ma figure bouleversée, voulurent me dérider en me racontant des histoires gaies sur celui qu’on était en train de porter en terre. J’en étais atterré.

Dans le même temps, ma grand-mère avait été elle-même sérieusement malade et on avait dû lui cacher la mort de son mari. Elle se rétablit toutefois et j’étais devenu assez grand pour pouvoir de temps en temps, lui rendre une visite personnelle. Pour moi, elle représentait jusque là celle qui me donnait des étrennes le premier janvier et chez qui, les jours de grands déjeuners, on barbotait des pommes de terre frites servies avant le repas par une Pauline à l’œil louche qui les faisait à ravir. C’était tellement meilleur de les manger à même la main avec une poignée de gros sel ! Car, une fois la famille saluée, les enfants s’en allaient courir au jardin où empestaient les w.c. et ne manquaient pas, au passage, d’aller faire un tour à la cuisine. C’est ainsi que, par plaisanterie, on fit boire un jour à mon frère Francis un grand verre de vinaigre qu’il avait pris pour de la bière.

Après la mort de mon grand-père, ma grand-mère Decroix m’apparut telle qu’elle était en réalité, une grand-maman bienveillante et un peu lasse de vivre, que faisait grimacer tout effort physique, car elle était fort nerveuse. Mais elle avait aussi beaucoup de jugement et de clairvoyance et nous racontait d’elle cette histoire que, voyant venir par la fenêtre du salon une visiteuse accoutumée à se plaindre d’un nouveau mal à chaque visite, elle paria que ce jour-là, Mme X aurait mal au nez, les autres parties de la figure ayant déjà fait l’objet de ses doléances. Et il arriva que la dame, à peine installée dans son fauteuil, tirât son mouchoir et se lamentât sur son pauvre nez, à la joie des personnes présentes.

Les années s’écoulaient et je me laissais toujours vivre avec le minimum d’effort, rêvant volontiers, mais ne prenant réellement goût qu’à la musique. On me confia, pour la peine, à Madame Duhain, professeur médiocre, dont on avait eu pitié, sans doute parce qu’elle boitait très fort, ou qu’elle n’avait pas été heureuse en ménage ou qu’elle avait besoin de gagner sa vie ? Grâce à quoi elle avait pu s’introduire dans toute la société lilloise. J’étais paresseux de nature, je lisais facilement la musique et cela me suffisait. Je me gardai donc de faire des exercices qu’on n’exigeait pas de moi. Pendant la majeure partie des leçons, Mme Duhain parlait des petits potins mondains dont elle avait eu les échos par d’autres élèves, prenant pour prétexte qu’il fallait savoir jouer tout en restant à la conversation ou converser tout en jouant. On était alors fort indulgent pour les amateurs et il suffit de lire les romans de l’époque pour constater l’importance et le sérieux qu’on attachait à l’éducation artistique et pianistique. 80 % des héroïnes, pour le moins, cultivent les grands maîtres ou savent, avec talent, peindre des éventails ou des coussins. Car c’était là un idéal recherché et il n’y avait guère de réunions de famille où il ne fut de bon ton d’éprouver au piano les talents les plus naissants. Dans le lot, je n’étais pas des plus mauvais, si bien qu’on me compara à Mozart, ce dont je ne tirai aucun orgueil, car il m’apparaissait comme un type très embêtant. Si j’ai quelque peu changé d’avis à son égard, j’avoue que son œuvre pour piano est empreinte de trop de formules et trop représentative d’une autre époque pour m’émouvoir profondément. J’en avais lu une sonate un jour tout en suçant des dragées et je n’ai jamais pu dissocier tout à fait le goût de ce bonbon qui fond lentement dans la bouche, à la saveur fade et sucrée, et l’impression grêle et gracieuse que laisse une sonate de Mozart pour piano, ceci dit sans généraliser.

Mes parents émettaient souvent le regret que je n’eusse pas pris , comme mon frère Robert, des leçons à Mademoiselle Ernout, mais cette demoiselle devait être morte à l’époque et peut-être ne boitait elle pas, car Robert était très musicien et n’a pas été sans influence sur mon éducation musicale. Il était alors très entiché d’Evrard Grieg et notre abonnement musical permettait d’en déchiffrer les œuvres les unes après les autres. Il est aujourd’hui de bon ton de dénigrer Grieg comme il est de bon ton de dénigrer les célébrités de la « belle époque ». Mais on ne peut perdre de vue que le répertoire pour piano était à peu près nul en dehors des défunts classiques et qu’on ne trouvait dans les vieux albums de famille qu’un choix attristant de banales niaiseries. Ce fut donc une révélation que cette musique aux harmonies neuves et riches, particulièrement évocatrice, parfois nostalgique, eu rythme nerveux et aux arabesques très pianistiques. J’en subis longtemps le charme et me voile la face pour avouer que ce charme n’est pas tout à fait rompu. Je reste persuadé que l’œuvre de Grieg conserve une réelle importance dans l’histoire de la musique contemporaine. Pendant que Robert jouait sa sonate au piano, je lisais mon premier roman d’amour « le roman d’un jeune homme pauvre » et cette lecture me remuait profondément. La sonate de Grieg reste donc pour moi étrangement liée aux romanesques amours de Marguerite, mais je me suis gardé de relire le livre de crainte de le trouver idiot, car il y a de bonnes raisons de le craindre.

Je dois ajouter qu’au temps de l’affaire Dreyfus, qui avait provoqué dans toutes les familles les orages que l’on sait, Grieg devait venir donner un concert en France et s’était abstenu en raison de la condamnation de Dreyfus. Comme tous les gens bien pensants, nous étions tous anti-dreyfusards et cette attitude de Grieg qui coïncidait avec une certaine saturation de ses œuvres, porta ombrage à la vogue du compositeur. On avait jugé stupide qu’il fasse intervenir dans sa mission artistique une question d’opinion, mais ceux-là mêmes qui le lui reprochèrent firent exactement la même chose.

A Saint-Joseph, je fis partie des chœurs, sous la direction de l’abbé Deblauwe d’abord, puis du RP.Valeur, le plus gros jésuite que j’aie jamais connu, mais qui avait une voix admirable, puis de l’abbé Senoutzen, qui devint à son tour jésuite et qu’on appellerait aujourd’hui un chanteur de charme, à cela dit qu’il charmait effectivement. Un jour le P.Valeur voulut me faire chanter en soliste, de la haute tribune qui surplombait la chapelle du collège. Tout le monde se retourna pour observer celui dont in n’entendait même pas la voix. Quant au P.Senoutzen, il était assez mondain et il arriva un jour en retard au salut pour avoir été retenu trop longtemps par les charmes du jardin de Saint-Maurice et des Pierre Decroix ou de la dernière des Pierre Decroix. Je revins avec lui à la chapelle, il gravit en courant l’escalier accédant à la tribune et, pour signaler sa présence, entonna sans rien demander à personne, un chant que personne n’attendait plus de lui. Cette présence d’esprit l’empêcha sans doute d’être rappelé à l’ordre, mais je vois encore la tête ébahie de l’organiste qui n’avait même pas eu le temps de faire sa petite ritournelle. Cet organiste, Mr Goubert, avait la mâchoire fort décrochée, mais il jouait très correctement. Comme l’abbé Deblauwe lui avait interdit de jouer des extraits d’opéra de Wagner, il avait copié des extraits sous forme de morceaux intitulés ‘Recueillement » ou « hommage au Tout-Puissant » et le brave abbé n’y voyait que du feu.

J’eus un court moment l’abbé Deblauwe pour professeur, au début de ma cinquième, je crois. C’était un brave homme un peu nul, mais fort gras et assurément fort dévot, car il...

Reprise après coupure des pages manquantes depuis la n° 22 à la n°25 du journal…

...la fuite à toutes jambes. Il lui arriva même de jeter dans un couloir un bout de papier enflammé, mais cela nous apparut dépasser les bornes. Un matin, les élèves du Sacré-Cœur, l’institution de jeunes filles la mieux fréquentée de la ville, eurent la surprise de voir à la porte le panonceau de « Laeticia », sage-femme ; il est vrai, dans le même temps, « Laeticia », sage-femme, voyait à la sienne le panonceau du Sacré-Cœur. Je ne participais pas d’ailleurs à ses plaisanteries classiques, mais j’étais au courant de tous les complots. Un soir, nous eûmes maille à partir avec le vieux petit garde du jardin Vauban qui nous donna la chasse pour je ne sais plus quel méfait ; bien que j’eus d’excellentes jambes, je ne m’aperçus de cette chasse que trop tard, n’ayant rien à me reprocher et je fus pris au collet, à court de respirations et tremblant de peur. Moins méchant qu’il n’en avait l’air, le garde finit par me relâcher après une semonce dont je ne me considérai pas comme le véritable destinataire.

Ces menues frasques amenèrent un jour un incident pittoresque. Nous nous voyions épiés journellement, ou nuitamment, puisqu’il faisait nuit à notre sortie du soir, par un ouvrier en blouse et en pantalon blanc. Nous arrêtions nous, il faisait mine de retourner sur ces pas et nous l’avions constamment à nos trousses. Un de nous l’épia à son tour et constata qu’il débouchait d’un édicule où on ne le voyait jamais entrer. On finit, mais avec prudence, par le pister ; l’homme avait un faux-nez et le plus audacieux d’entre nous lui enleva subrepticement cet appendice. Nous ne fûmes pas peu surpris de reconnaître en lui un de nos camarades de collège. Il agissait ainsi, expliqua-t-il, comme « rapporteur » du surveillant d’étude ; je dois dire que ce dernier était prêtre, mais non jésuite. Il n’eut pas le beau rôle !

Nous nous amusions souvent à gravir les marches d’un escalier double accédant à la porte d’une maison située juste en face du 42, je fus un jour surpris dans ce jeu par mon frère Robert qui, devant tous mes camarades, m’administra une gifle de main de maître. Je ripostai par un « pourquoi ? » qui me parut cinglant et bien tapé, lui aussi, mais je négligeai dorénavant un escalier trop proche de la maison paternelle.

Vers cette époque, le cyclisme vint à se développer et nous allions voir, aux abords de la « plaine » qui borde la citadelle de Lille, les premières bicyclettes sur caoutchoucs pleins, moins gros que le petit doigt, et les premiers bicycles composés d’une énorme roue en avant d’une roue minuscule, le conducteur se trouvant drôlement et inconfortablement perché au-dessus de la première, après une laborieuse montée. On se demandait quel serait celui des deux véhicules qui l’emporterait sur l’autre et la vogue parut un moment hésiter. Pour notre part, nous étions restés à la vielle célerette (NDR : Draisienne) que nous avions appris à connaître à Saint-Maurice, mais qui restait un objet de curiosité, et au tricycle-tandem à deux places qui appartenait aux Agache de Pérenchies et qui nous fut un moment prêté rue Royale. La bicyclette l’ayant nettement emporté sur le bicycle se répandit assez rapidement et mes parents en offrirent une à mon frère Robert. Elle coûta 350 frs. Plus tard, nous eûmes la bicyclette à caoutchoucs pleins qui marquait un progrès sur la première.

Quand apparurent les énormes pneus qui garnirent plus tard les jantes des vélos, chacun se récria, et cela parut tellement laid qu’on eut de la peine à s’y habituer. Mais quelle différence de confort. Comme mes frères, je fis sur la plaine l’apprentissage de ce nouveau sport qui ne tarda pas à me passionner. Une excursion à la campagne chez un ami de mes frères ayant été organisée un jour de congé, je fus autorisé à suivre la bande sur la vieille bécane à caoutchoucs pleins. Mes trois aînés venaient de passer le pont du manège, pressant l’allure parce qu’on allait lever le pont, celui-là même où était passé mon voleur de parapluie. Ne connaissant pas la route, je ne voulus pas perdre le contact et j’eus l’imprudence de vouloir les suivre alors qu’on venait de commencer la manœuvre. Je sentis le pont se lever tout doucement sur mon passage, mais grâce à la vitesse acquise, je pus parvenir jusqu’au bout, où, arrêté par la chaîne qui venait d’être posée, je fus projeté en avant sur l’autre rive, tandis que ma bicyclette, redescendant la pente beaucoup plus vite qu’elle ne l’avait monté, alla s’écraser sous la charnière. Je me donnai ainsi en spectacle à de nombreux promeneurs, parmi lesquels les Gustave Scrive et en fus d’autant plus mortifié que le vélo était hors d’usage et la promenade « dans l’eau » ; au fait, j’avais eu beaucoup de chance qu’elle ne finisse pas bel et bien dans l’eau.

Quelques mots s’imposent ici sur mes frères et sœurs. Robert, l’aîné des huit, tout en prenant au sérieux son rôle d’aîné, n’en abusait guère et il nous inspirait un certain respect. C’était mieux qu’un bon élève, car il passait le minimum de temps à ses devoirs et à ses leçons, servi par une grande facilité et sans doute une excellente mémoire . Pendant la journée, chacun avait à faire de son côté ; au cours des repas, la présence des parents en levait toute importance aux propos des enfants, sauf quand il furent plus avancés en âge. Après le dîner, Robert et moi faisions souvent de la musique ; parfois nous jouions à quatre mains, tandis que le petit salon, à côté, était converti en salle de lecture.
(Partie d’écriture illisible)
ma sœur Gabrielle (NDR : Future femme de Louis Boutemy) venait immédiatement après moi dans l’ordre des naissances et c’est avec elle que je me trouvais le plus souvent, je pouvais lui parler d’égal à égal alors que je me trouvais toujours un peu effacé avec mes aînés.

On lui rappelait aussi volontiers qu’un certain soir, à « la plaine », elle n’avait pas cru devoir refuser 50 centimes d’un jeune homme qui l’avait bousculée, au cours d’une manœuvre à bicyclette, le plus drôle étant qu’il avait été reconnu par la suite pour être un Mr Vanlaer, ami de mon frère Robert, lequel avait dû se rendre compte tardivement à qui il avait affaire.

Quant à sa remarque que les platanes de l’allée qui longeait le canal vers le bois de la Deûle avaient l’air d’être en bois, je la trouve aujourd’hui très pertinente, non pas parce qu’ils étaient effectivement en bois, mais qu’elle devait attribuer justement à tout arbre une personnalité propre ne tenant pas compte de la matière dont il était fait.

Venait ensuite mon frère Francis qui avait un caractère très différent du mien, ardent, brillant, parfois bouillant même, car il s’emportait facilement, alors que j’étais taciturne, apathique et rêveur. Je n’aimais pas la lutte et elle était parfois difficile à éviter avec lui, mais il fonçait comme un taureau et la parade n’était qu’une affaire de souplesse. Il lui arriva de se rouler de colère dans la rue, au moment de la sortie des employés de banque. On verra comme la maîtrise qu’il acquit sur lui-même lui permit de dominer de merveilleuse façon ce penchant naturel.

Louise était pour moi une « petite » à cette époque et ce n’est que plus tard que j’apprendrai à la mieux connaître. C’était, pour ma mère, une élève assez têtue, qui aurait bien soutenu que 2 et 2 faisaient tout autre chose que 4 ou, si elle l’avait soutenu par erreur, ne voulait plus en démordre ? C’était là une autre forme de volonté.

Madeleine était la benjamine et nous étions tous en extase devant elle . Cela ne m’empêcha pas de la blesser à la figure, je ne sais plus au cours de quelle circonstance, mais je sais fort bien qu’elle en porte encore aujourd’hui la marque. Un soir que nos parents avaient été dîner en ville, nous avions été assez joyeux au dessert et entonné divers cantiques. Le bébé qu’était alors Madeleine se trémoussa sur sa chaise d’enfant et , elle qui n’avait encore jamais ouvert la bouche, se mit à entonner « Avé...Avé Maria ». Ce fut son salut au monde, en quelque sorte. Malheureusement, nous éclatâmes de rire et elle en sanglots. Elle était également choyée par les amis de mes frères et ne craignit pas , un jour, de déclarer à Pierre Robin « Je te mamoure... ».

Il arrivait de plus en plus aux parents, en hiver, d’aller dîner en ville, ma mère étant, pour la première fois, délivrée de la servitude de successives maternités. Elle avait été sérieusement souffrante après la naissance de Louise. Sa conversation était brillante et animée, son esprit fort cultivé et d’une grande élévation. Elle aimait ces diversions plus que mon père, qui en sentait toutefois la nécessité et qui, à l’occasion, savait sortir de ses gonds ; on conservait, dans la famille, le souvenir de certaines comédies très réussies où il avait brillé, mais les journées de travail étaient lourdes et il ne détestait pas le coin du feu. Il arrivait naturellement que mon père fût absorbé au cours des repas et que ma mère s’en plaignît.

Je me rappelle combien m’étaient pénibles les discussions qui s’élevaient alors, en dépit de la bonne entente du ménage, car c’est le privilège de l’enfant, en pareil cas, de rester témoin impartial et de se rendre compte que tout différend de ce genre ne repose le plus souvent que sur un malentendu.

Un soir que ma mère constatait ainsi l’air préoccupé de mon père et lui demandait s’il n’avait pas eu d’ennuis, intervenant à plusieurs reprises au cours du repas pour en avoir le cœur net, père marqua une hésitation et finit par dire ‘mais non...Seulement... » - « Seulement quoi, interrogea ma mère avec vivacité ? » - « Seulement, j’ai eu une longue séance à la chambre de commerce où j’ai été obligé d’accepter la vice-présidence » ; ce titre qu’il craignait alors d’être trop lourd pour ses épaules, il devait le conserver pendant de très nombreuses années et ses jugements comme ses rapports furent toujours très appréciés dans cette assemblée. Mais il avait en horreur tout ce qui pouvait le mettre en vue, ayant conservé un certain fond de timidité. C’est ainsi qu’à l’église, il choisissait toujours sa place dans les dernières chaises. Ma mère lui reprochait parfois un certain manque d’ambition qu’elle reprochait aussi à ses fils. Les hommes de la famille avaient tous fait de très brillantes études et elle exprimait un certain étonnement que sur ses cinq fils, aucun ne fut passé par une grande école.

Le principal sujet de discussion entre époux était l’oncle Pierre Mille. Ma mère était justement fière de son plus jeune frère qui, après la campagne de Madagascar, avait embrassé la carrière des lettres, s’était fait nommer correspondant de guerre dans les Balkans et ouvert une belle carrière dans le journalisme, puis le colonialisme. Il vint un jour à Lille pour entamer des pourparlers avec « le progrès du Nord », journal à tendance socialisante et qui scandalisait la bourgeoisie lilloise. Fort heureusement, ces pourparlers échouèrent et, par la suite, ce fut surtout aux graves « débats », puis au « temps » que collabora l’oncle Pierre. Ma mère avait toujours pressenti que son frère arriverait et les évènements lui donnèrent raison. D’ailleurs, mon père reconnaissait son talent, tout en attachant plus d’importance à ses connaissances coloniales qu’à ses œuvres d’imagination dont la liberté de ton le choquait un peu. Et, comme nous tous, il était un peu gêné, et agacé peut-être par les tendances qu’avait notre oncle à faire le pitre et à épater le bourgeois. C’était sa manière, à lui, de vaincre une certaine timidité native et de donner le change. Il avait coutume de déclaquer (Ndr : se déclaquer = se déboutonner) après chacun de ses mots d’esprit ou chacune de ses boutades, ce qui détonnait particulièrement dans la sévère ambiance lilloise. Aussi fut-ce un tollé quand il décrocha ruban rouge avant le magnat de l’industrie qu’était le cousin Anatole Descamps, surnommé l e « prince Anatole » (ne disait-on pas que tout était en or chez lui, même ses chevaux) ; il devait mourir dans la peau d’un commandeur de la Légion d’honneur (NDR : D’après le fond de la Légion d’honneur [base Léonore], il fut grand chevalier ; ce qui est la distinction la plus haute avant Grand-croix après avoir été élevé à la présidence de la société coloniale. A Lille, il avait provoqué un certain scandale, au mariage de mon cousin Maurice Decroix avec Germaine Wallaert, fille d’un industriel des plus en vue. On avait insisté pour l’avoir au déjeuner de noces et pour qu’il portât un toast. En manière de vengeance, il fit allusion aux modestes origines de la famille Wallaert.

Ma grand-mère Mille habitait alors à Paris 5 rue d’Assas où nous descendions quand nous étions de passage dans la capitale. On raconte à ce sujet qu’au cours d’un de ses voyages sur la « vaste terre », Pierre Mille reçut la visite de ses camarades qui, à la veille de rentrer en France, lui demanda l’adresse de sa mère, en vue d e lui donner de ses nouvelles. Et il sursauta en apprenant qu’il n’aurait même pas à se déplacer ; lui-même habitait le 5 rue d’Assas !

Quand Ranavalo fut détrônée (NDR : d’après Wikipédia]Ranavalona III, née Razafindrahety le et morte en exil le , est la dernière souveraine du Royaume de Madagascar.)

Elle règne à partir du jusqu'au , période marquée par des efforts continus et finalement vains pour résister aux desseins coloniaux du gouvernement français. Dans sa jeunesse, elle est choisie parmi plusieurs Andriana afin de succéder à la reine Ranavalona II à la mort de cette dernière. À l'instar des deux reines précédentes, Ranavalona est octroyée d'un mariage arrangé politique avec un membre de l'élite Hova nommé Rainilaiarivony qui, en sa qualité de premier ministre malgache, supervise largement la gouvernance quotidienne du royaume et gère ses affaires étrangères. Ranavalona tente d'éviter la colonisation en renforçant les relations commerciales et diplomatiques avec les États-Unis et la Grande-Bretagne tout au long de son règne. Les attaques françaises contre les villes portuaires côtières et l'assaut de la capitale Antananarivo aboutissent finalement à la prise du palais royal en 1895, mettant fin à la souveraineté et à l'autonomie politique du royaume centenaire.

Le gouvernement colonial français récemment établi dans le pays exile le Premier ministre Rainilaiarivony à Alger. Ranavalona et sa cour sont d'abord autorisés à rester dans le palais de la reine, mais l'éclatement d'un mouvement de résistance populaire mené par les Menalamba et la découverte d'un complot antifrançais à la cour conduisent les Français à exiler la reine sur l'île de la Réunion en 1897. Rainilaiarivony meurt la même année et peu de temps après, Ranavalona est transférée dans une villa à Alger, avec plusieurs membres de sa famille. La reine, sa famille et les domestiques qui l'accompagnent reçoivent une allocation et jouissent d'un niveau de vie confortable ; ils ont même eu la privilège de voyager à Paris. Malgré les demandes répétées de Ranavalona, elle n'a jamais été autorisée à rentrer à Madagascar.
Elle meurt d'une embolie dans sa villa d'Alger en 1917 à l'âge de 55 ans. Ses restes sont d'abord enterrés à Alger puis rapatriés 21 ans plus tard à Antananarivo, où ils sont placés dans la tombe de la reine Rasoherina dans le Rova de Manjakamiadana.) La mission de la distraire échut à mon oncle Pierre Mille, en sorte que ma sœur Gabrielle qui était descendue chez ma grand-mère eut le curieux honneur de faire partie de la suite de la reine.

Mon père étant très absorbé par ses occupations jouissait particulièrement de son dimanche dont il consacrait le matin à ses amis. Jusqu’à leur mort, ceux-ci conservèrent l’habitude de venir le voir. On devisait d’abord un bon moment dans le petit salon pour saluer ma mère, après quoi on aller allumer une cigarette dans la grande pièce du fond du jardin. Puis les trois amis ils étaient rarement plus s’en allaient faire un petit tour quand le temps le permettait.

L’un des plus assidus fut Edmond Agache, riche collectionneur de livres, de vieilles reliures et d’objets d’art, peintre amateur de talent (frère d’Alfred qui a laissé un nom honorable dans l’histoire de la peinture contemporaine), d’Auguste, artiste et collectionneur comme lui, d’Édouard, gros industriel à Pérenchies et de Mme Kuhlman qui perdit de bonne heure son mari, lequel était à la tête des importants établissements chimiques du même nom. Edmond avait épousé une jeune fille aussi fortunée que bornée, une demoiselle Desmedt, qui ne lui donna pas d’enfant et ne pouvait proférer une parole sans ajouter d’une voix métallique et criarde « quand c’est comme ça ». Lui-même était un bon vivant, épicurien, aimait-il à affirmer, loquace (« agache » veut dire « pie » en patois flamand, observait mon père) et d’idées très larges. Ouvert à la discussion, il prolongeait volontiers les stations dominicales au petit salon et , réglé dans ses habitudes, mon père devait faire pression pour observer l’horaire habituel. Cette amitié devait avoir de grandes et durables conséquences pour nous tous. Il lui vint un jour l’idée de parcourir en fiacre toute la côte normande en vue d’organiser ses vacances futures. Vaucottes lui parut le coin le plus charmant de toute cette côte. Il s’enquit de ce qu’on pouvait y acheter, jeta son dévolu sur un simple bâtiment de ferme en brique et galets et y fit adjoindre par un architecte de Fécamp, un grand corps de bâtiment dans le style normand, comprenant une grande cuisine en contrebas, une grande pièce au premier, qu’il fit tapisser de vieux cuirs de Cordoue, vieux du moins en partie, et un vaste atelier au second. Après quoi il s’amusa à meubler Vaucottes, acheta ou fit transférer des meubles anciens et une quantité de cuivres et bibelots.

Dans ce trou éloigné d’Etretat, il fit la connaissance d’un noyau d’artistes ou de gens de lettres, tel qu’Edmond Haraucourt, Maurice Donnay, Maurice Leblanc et sa sœur Georgette, Dutac, élève de Franck Lefebvre, compositeur, de Jeanson, peintre amateur, sans compter un original de curé complètement cinglé, à en croire les histoires qu’on colporte sur lui.

Quand la propriété de Choisy fut vendue, Mr Edmond Agache invita mes frères aînés à passer leurs vacances à Vaucottes et quand fut émoussé son plaisir de la découverte et de son installation, quand surtout, il lui fallut vivre en tête à tête avec une femme qui détonnait dans ce milieu Bohême et croyait « recevoir » en dispersant ses « c’est comme ça », il se lassa et proposa à mon père de lui louer la propriété meublée, proposition qui fut acceptée avec empressement. Quelques années plus tard, il lui vendit le tout pour un morceau de pain ( je crois qu’il s’agissait de trente à trente-cinq mille francs avec la petite ferme) heureux de penser que rien ne serait changé à ce qu’il avait « créé », et en effet tout reste encore aujourd’hui exactement comme alors. Mais les bois qu’il avait plantés sur ce coteau, en dépit de maintes coupes clandestines au cours de la guerre de 40, ont une imposante masse de verdure qui rend le site plus séduisant encore.

Parmi les autres habitués du dimanche matin figuraient Mr Emile Le Blan et son frère Julien, tous deux à la tête d’une grosse filature de coton. Mr Emile Le Blan était un homme grand et fort, un peu rouge de teint. Avec ses lunettes cerclées d’or, on l’eut pris volontiers pour un intellectuel allemand. Il avait successivement deux sœurs Mariage et avait eu deux enfants des deux lits, ceux du premier lit considérant leur seconde mère comme une véritable maman. Cette seconde Mme Emile Le Blan était une femme très nerveuse, Lilloise dans l’âme et par l’accent, d’une charité exemplaire et d’un dévouement sans bornes. Elle devait souffrir la plus grande partie de sa longue vie, ayant perdu un œil et l’autre ayant été compromis à la suite d’un accident, pour ne pas dire un attentat, au cours d’une promenade en auto avec son mari. Un gamin avait jeté un caillou dans la glace. Mr Emile Le Blan avait acquis un terrain boulevard Vauban à Lille et y avait fait construire une imposante maison dont nous observions les progrès en nous rendant à Saint-Joseph. Il collectionnait aussi et, ses vitrines rutilaient de Delft magnifiques. Assez froid et d’un abord réservé, il passait pour autoritaire et son fils Emile me racontait un jour qu’à la fin d’un repas, comme il se retirait, la plus jeune des enfants ne put s’empêcher de s’écrier « Enfin, nous voilà en famille !» Par ailleurs, c’était un homme cultivé dont l’amitié fut toujours précieuse à mon père.

Son frère Julien lui ressemblait assez peu et devint fort dur d’oreille. Mme Julien Le Blan était une Delesalle ainsi que Mme Henri Dubois que nous rencontrions très régulièrement avec son mari et ses enfants le dimanche à la sortie de la messe de neuf heures. Toutes deux étaient fines et racées ; c’était, si l’on peut dire, les flirts de mon père.

Le samedi soir, nous recevions assez fréquemment la visite des de Parades, avec qui mes parents étaient aussi en relations amicales. Me de Parades était un méridional qui avait son franc-parler. Il avait le visage et les mains parsemés de taches de rousseur et une longue moustache d’or, avec sourcils assortis qui formaient un ensemble très homogène et très sympathique. Tout ce qu’il proférait était scandé à la manière du midi et mon père aimait rappeler la riposte qu’il fit un jour à ceux qui, pour le taquiner, lui demandaient si sa sœur n’avait pas conservé une pointe d’accent « ma sœur, s’écria-t-il choqué, mais elle a été élevée dans le meilleur pensionnat de Toulouse » avant d’épouser une demoiselle Carpentier, qui fut une épouse modèle, il demanda conseil à son ami, Pierre Decroix qui observa qu’elle avait une figure « à mettre dans un pantalon ». Il fut sensible à cette remarque qui fit seulement traîner les choses en longueur, mais se paya le plaisir d’annoncer plus tard à son sévère ami ses fiançailles avec celle dont telle était la figure.

En dehors de ces amis qui faisaient de régulières visites au 42, il faut citer Mr Cazenauve, un beau vieux garçon au teint mat, soigneusement attifé et parfumé, le col orné d’une majestueuse lavallière, généralement à gros pois, avec un lorgnon, si ce n’est un monocle, qui pendait sur son gilet au bout d’un ruban de soie. Il épousa, sur un tard, une demoiselle Kiener, ainsi que l’avait fait un autre ami de la famille ; le gros Charles Catel, Lillois pur sang et pur accent que sa femme appellera délicatement « son petit cochon chéri ».

Albert Crespel était aussi un vieil ami de mon père. Il ressemblait à Gabriel Fauré dont il avait le teint un peu jauni et l’expression fine et distinguée. Sa femme avait une réputation de beauté que je ne trouvais pas très méritée, car elle avait une voix et des manières un peu masculines . Je lui préférais sa sœur, une Delaune, moins brillante, mais plus fine et aussi plus empruntée. Cette famille Gentil avait un type remarquable et le plus étonnant spécimen en était peut-être la mère qui, jusqu’à l’extrême vieillesse, conserva un regard de feu, une chevelure de reine (un monde à elle seule) et un port de déesse. Tous les membres de cette famille étaient des collectionneurs et nous les retrouverons sans doute au cours de ces souvenirs.

Quant à ma mère, sa première amie était ma tante Cécile, sa propre sœur, après le départ de la rue de Bourgogne, ma tante avait également émigré vers un autre quartier de la ville, qui me paraissait alors fort lointain, la place de la république. Les Jules Decroix y avaient trouvé un vaste immeuble, occupé partiellement par la poste, où toute la nichée se trouvait à l’aise et mon oncle avait un cabinet spacieux et fort bien situé. J’étais moi-même particulièrement lié avec Marc, un peu plus jeune que moi, et Thérèse un peu moins jeune peut-être. Malgré cette différence de quartier, les deux sœurs étaient si voisines par la pensée qu’il leur arrivait de se rencontrer à mi-route, l’une allant rendre visite à l’autre. Il arriva même qu’à mi-route, elles donnassent pour objet de cette visite la découverte d’un livre que chacune avait lu de son côté sans s’être concertée.

Du temps de la rue de Bourgogne, ma mère avait été assez liée avec mme Houzé qui habitait le square voisin et dont les filles étaient à peu près dans nos âges. L’aînée, Germaine, était une assez jolie brune et ma mère laissait entendre qu’elle pourrait convenir un jour à mon frère Robert. Sa sœur Clémence dont le vrai nom était Gabrielle ne me disait rien et j’avais ce nom de Clémence en horreur ? C’est dans la famille Houzé que j’assistai à ma première « matinée » mondaine. Il y avait d’intrigantes marionnettes dont les pieds s’agitaient mystérieusement( je mis un certain temps avant de me rendre compte qu’ils étaient mus par les jeunes filles de la maison) et je fus émerveillé de la séance de prestidigitation qui suivit. Pour finir, on dansa la polka des bébés qui faisait alors fureur.

Madame Charles Barrois venait aussi souvent à la maison. Son mari était un savant distingué, membre de l’académie des sciences, que le Petit Larousse donne comme ayant levé la carte géologique de la Bretagne, étudié le terrain crétacé et carbonifère du bassin houiller franco-belge. Le couple fut invité à dîner à la maison. J’étais en classe avec leur fils Karl, très sympathique, très léger (comme un oiseau sur la branche) et intelligent. Il devait mourir au cours de ses études. On voyait aussi parfois au salon Mme Léon Danel dont le mari était aveugle et doué d’une remarquable facilité pour la musique, sifflant, jouant, improvisant et plein d’entrain. C’est lui qui , dans la rue, dit à un monsieur qui avait mis chapeau bas « Mais couvrez-vous donc, Monsieur ! » Son oreille l’avertissant du moment où le monsieur se recouvrait en effet et discutait des ressemblances avec sa femme, guidé par le son et par la voix.

Enfin, nous avions de nombreuses cousines issues de germaines avec qui ma mère était en relations suivies et , parmi les relations d’œuvres et de paroisse, Mme Paquin, son amie Mme Roussel, à l’accent chantant, et notre voisine Mme Fauchille, trois petites femmes qui avaient tout ce qu’il fallait pour être des piliers de paroisse . Car ma mère ne se contentait pas de s’occuper de ses enfants ; elle se dépensait aussi beaucoup en charité, tout en prônant la religion aimable, essence de la charité. Il faut reconnaître qu’elle fut presque toujours excellemment secondée au ménage, le nombre des serviteurs ayant finalement était porté à quatre. Tous ses enfants, je crois, se rappelleront de Maria, la cuisinière et sa fille Marie, aux jolis cheveux frisés qui nous quitta pour se marier, Suzanne qui, après de longues années de service, se maria, elle aussi, et devint concierge à la banque, la belle « Eudoxie » dont la sœur servit jusqu’à la mort mon frère Georges et qui était un véritable cordon bleu. Seulement il était impossible de dormir après le café qu’elle vous servait . Mais Julie devait enfoncer tous les records. Mon père lui fit obtenir la médaille des vieux serviteurs et elle se montra particulièrement dévouée lors de la mort de ma mère. Plus tard, ce sera Eugénie qui échangera ses impressions littéraires avec mon père et fera preuve du même dévouement dans ses derniers jours.

Le premier domestique homme fut Gribouille, ainsi nommé pour sa désarmante naïveté. N’avait-il pas prétendu, un jour, qu’il n’était pas possible de sortir le grand canapé du grand salon (la porte en était double) et qui n’avait pas pensé à le passer en longueur ? A la cuisine, régnait alors une espèce de maritorne qui l’amadoua et eut recours à ses services pour accéder à la cave dont il fit faire une clef. Le vide qui fut….

(NDR : nous passons de la page 32 du journal à la page 39)

Monsieur Sciama, bien que ne pouvant dissimuler un certain type juif, était un homme bien bâti ; habillé comme il est de bon ton de l’être à la mer et pourvu d’un strabisme prononcé qui justifiait le port d’un monocle à ruban de soie. Au cours de la conversation et à la faveur d’un jeu de physionomie, le monocle retombait de lui-même sur un ventre un peu arrondi qui rappelait celui des petits nègres ; les cheveux étaient noirs et crépus à souhait ; le souci d’articuler les mots rendait sympathique une voix quelque peu métallique. Rompu au monde, il brillait dans la conversation.
Sa femme, d’origine allemande, avait des airs penchés et langoureux et un nez fort long, un peu renflé à l’extrémité, qui ne la rendait pas ridicule cependant, car il faisait partie de son genre d’élégance. Elle aussi portait volontiers une ombrelle dont elle jouait avec art pour donner plus de grâce et d’ampleur à sa silhouette et souligner les accents circonflexes dont elle aimait parsemer son langage. C’est ainsi qu’elle appuyait sur l’o d’ « énormément » avec une emphase qui paraissait un peu apprêtée. Grâce à Dieu, son juif de père ne fit à Vaucottes que de rares apparitions. Mais il en fit assez pour prendre un jour le photo de mon frère Robert en pioupiou pour celle de Bismarck et pour raconter que, dans une propriété située quelque part en France, il y avait une vigne fertile, mais qui ne produisait que du raisin « bon à donner aux cochons ». Quinze jours après ce récit, ma mère reçut un colis de ce raisin qui méritait bien sa réputation.

Une année que les Sciama séjournaient à Etretat, ils vinrent prendre le café à Vaucottes et je fus assez maladroit pour répandre ma tasse sur le tailleur en flanelle blanche de Mme Sciama, tailleur qu’elle venait d’étrenner et qui avait suscité notre admiration. Du même coup j’éclaboussai un pantalon blanc que m’avait prêté Henri Sciama un jour que j’étais arrivé trempé à Etretat. A vrai dire, Mme Sciama fit très bonne contenance et, plus tard, elle me prodigua des soins efficaces et dévoués, alors que j’étais atteint d’une petite éruption qu’on avait désignée sous le nom de rubéole, vraisemblablement contagieuse. Elle s’était instituée ma garde-malade.

Henry, l’aîné des fils, était un bon garçon au timbre métallique et qui articulait les mots aussi distinctement que nous jugions de bons tons de les avaler. Dans les grimpades il portait ses longs bras en avant comme un singe et nous blaguions sans pitié le derrière qu’il portait en arrière. Le malheureux fut tué pendant la guerre de 14 et sa femme, qui avait fait le serment de ne pas lui survivre, se suicida en apprenant la nouvelle. Plus simple dans ses manières, Raoul était un fort gentil garçon, assez empressé auprès de sa sœur Madeleine. Sa femme et lui moururent au cours d’un accident d’auto.

Comme le chalet, les « chaumes » où résidaient les Sciama, étaient approvisionnées en eau par un puits commun dont la qualité parut un jour suspecte à nos voisins. Ils crurent bien faire d’en adresser un échantillon au Dr Darsonval, qui l’analysa et la trouva inoffensive. Toutefois, à titre de précaution, il recommanda l’achat de son filtre, le filtre « Darsonval ». Mais, l’année suivante, un nouveau doute envahissant les Sciama, ceux-ci adressèrent au savant un nouvel échantillon. Un télégramme leur parvint par retour « eau dangereuse, s’abstenir ». Ainsi le filtre semblait avoir rendu dangereuse une eau jusque là inoffensive.

Mon père apprit un jour que la propriété d’Auguste Agache était à vendre. Il hésita quelque peu et quand il se fut enfin décidé ; il envoya son accord à son ami. Mais un télégramme lui apprit que la propriété venait d’être vendue. Par la suite mon père se rabattit sur la « cour verte », moins séduisante sans doute, mais qui apportait quelques facilités de logement et n’était séparé de la propriété que par une rangée de beaux arbres. Longtemps on discuta de l’opportunité de les abattre ; finalement, on renonça à la rangée pour ne conserver que les plus belles unités.

Le nouveau propriétaire des « chaumes » était un Monsieur Griveau, à la barbe grisonnante, au nez timidement busqué, à la voix et au teint sans éclat, professeur d’esthétique et bibliothécaire à la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris. Un rêveur et un naïf, s’il en fut, mais aussi un intellectuel qui traduisait tout en idées. Il lui arriva de retirer un crayon de la poche de son pantalon et de le présenter à ma sœur Louise en lui demandant si elle n’observait rien de particulier. Il avait découvert la chaleur animale. C’était un passionné de musique et son amour de la nature était touchant. Cet amour lui fit écrire « le jardin d’épreuves » dont nous eûmes à subir la lecture un soir que nous avions avec nous des amis de mon frère Robert, Etienne Crespel, je crois, et peut-être Jacques Le Liepvre. L’épreuve consistait à donner à la foule, à défaut de la notion du beau, qui était au-dessus d’elle, la notion du laid qui était plus à sa portée. Aussi les arbres étaient-ils plantés à l’envers dans le « jardin » ; leurs racines s’épanouissaient dans le ciel tandis que leurs cimes balayaient la terre. Une odeur obscène remplaçait le parfum des fleurs et tout était à l’avenant. Mais la foule s’extasia dès qu’elle fut autorisée à visiter ce jardin d’épreuves. La lecture n’en finissait pas et, autour du lecteur enchanté de sa prose, les uns évitaient de regarder les autres pour ne pas éclater de rire, les autres luttaient contre le sommeil qui les envahissait. Mais quand nous prîmes congé après les félicitations et les remerciements d’usage, un tel fou rire nous gagna, à la sortie que les échos de notre gaîté ne purent échapper à nos voisins et nous ne fûmes plus jamais invités à d’autres lectures.

Mme Griveau ressemblait à un petit pruneau d’Agen, pruneau un peu ridé, car elle était d’un certain âge et d’une austérité qui confinait à la sainteté.

On conçoit combien des éléments si disparates favorisaient la discussion et les échanges d’idées. Presque tout ce monde se retrouvait à la plage, à marée haute, et, le soi, il y avait, à mi-côte, sur la falaise, une sorte de salon en plein air élu par mère, où se réunissaient les fidèles du « petit coucher », ainsi nommé, non pas seulement parce qu’il était celui du Roi Soleil, mais aussi parce que, de ce cadre de verdure, il était plus intime sinon plus majestueux que le « grand coucher » qu’on pouvait voir de la plage ou de la falaise. L’un et l’autre spectacle donnaient lieu à d’hyperboliques exclamations et d’insidieuses remarques . - »Ne.. ne. t..ne t...ne trouvez-vous pas, bégayait Robert Griveau, que ce nuage est véritablement Louis XV ? » Nourri de métaphores et de poésie, ce fils de son père méprisait les termes concrets et n’appelait rien par son véritable nom. Pendant que nous allions « à la mer », lui se rendait aux flots blanchissants et c’était la « symphonie en roux » qu’il contemplait plutôt que « les teintes d’automne ». C’était le second des trois fils ; très ferré en langues orientales et en une foule de matières, il était malheureusement de constitution fort délicate. A vrai dire, tous les membres de la famille sentaient un peu le moisi, mais cette moisissure semblait le résultat naturel de tant de fermentation cérébrale.

Robert Griveau fut atteint de la poitrine alors qu’on venait de découvrir un nouveau traitement contre le bacille de Koch. On avait mit en garde Mme Griveau contre les dangers et aléas de ce traitement qui devait être essayé avec circonspection, abandonné et repris suivant les réactions du sujet. Mais elle eut la foi, persévéra et finit par obtenir un résultat assez remarquable pour que le jeune homme pût se croire en état d’être marié. On nous présenta sa toquée de fiancée dont l’imagination était telle que la rallonge de son nom paraissait assez suspecte. A l’entendre, elle avait habité une île déserte où elle faisait ses courses de nuit, chevauchant au hasard les chevaux sauvages qui gambadaient dans la campagne et qu’elle domestiquait sans le moindre mal.

Le premier acte du couple fut de dresser un horrible mur entre « les chaumes » et le « Chalet », au grand scandale de tous les Vaucottais. Ce joli petit hameau niché tout au creux du vallon, auquel les yeux s’étaient si bien habitués, allait-on le diviser en deux parties bien distinctes, en deux clans peut-être ? C’est un peu ce qui se produisit, bien que nos relations n’en souffrissent pas trop. Une ferme modèle fut édifiée dans le nouveau clan, modèle du moins dans son architecture normande, mais la jeune femme fit faire à son mari des dépenses inconsidérées ; au bout de quelques années, celui-ci fut repris du mal qui l’avait miné et qui finalement l’emporta.

Dans ce milieu précieux à l’extrême, l’aîné des fils, Marcel, détonnait par sa rudesse et une certaine sauvagerie ; il entra dans les ordres. Marc ,le plus jeune, épousa une bordelaise passionnée de musique et fort expansive avec laquelle j’aimais à deviser. Il doit vivre actuellement dans les Landes où il avait hébergé son père devenu veuf. Au début de la dernière guerre ; Mr Griveau m’adressa un de ses opuscules dont je le félicitai, en sorte qu’il me proposa l’échange d’une correspondance suivie, mais il ne répondit jamais à ma première lettre et j’appris sa mort depuis.

Nous voisinâmes longtemps avec la famille Griveau, jouissant des soirées prolongées où l’on jouait aux « petits papiers » sous les vieux flambeaux de cuivre qui servaient de lampes à pétrole. Définitions, comparaisons, bouts rimés, histoires à bâtir sur un certain nombre de mots jetés au hasard, nos voisins déployaient à ces jeux beaucoup d’esprit et d’imagination, rédigeant parfois en vers ce que d’autres avaient grande peine à tourner en prose, mais chacun profitait de l’entraînement.

Par la suite, ma famille noua des relations avec les Dorizon, qui avaient acquis une des principales propriétés de Vaucottes. Mr Dorizon était, à l’époque, Président du conseil d’administration de la Société Générale sur laquelle avaient couru des bruits fâcheux. Pour rétablir la confiance, Mr Dorizon racontait à mon père qu’on avait fait à la « salle des coffres » une nouvelle porte en « or ». Le bluff était-il la porte en or ou l’histoire d’une porte en or, toujours est-il que le procédé réussit à cet établissement. Mr Dorizon avait également rempli des missions diplomatiques et plus ou moins secrètes avec l’Allemagne.

D’autres propriétaires, les Collin, avaient fait construire dans le vallon même que commandaient, le chalet, la cour verte et la ferme, ce qui fut l’origine des fiançailles de Geneviève Boutemy avec Robert Hareng dont les parents reprirent la villa.

Les anciens fermiers de Mr Edmond Agache étaient le père et la mère Jean Thieulent. Le père Jean, avec son œil qui disait oui et l’autre couvert d’une taie blanchâtre, qui ne disait pas non, était un normand pur sang. Il était impossible de savoir avec quel œil il vous regardait. La ferme étant peu importante, il prenait le temps de vous raconter des histoires qui se renouvelaient peu, de rappeler par exemple les douceurs qu’on lui prodiguait du temps de Mr Edmond. C’était sa manière de demander. Il y avait une servitude sur le puits à l’usage duquel les voisins avaient droit, mais le père Jean apportait tant d’obstacles à cet usage, que les voisins ne cessaient de se plaindre. Il ne refusait jamais sans doute, mais il se précipitait au puits dès qu’il prévoyait que les autres s’y rendraient et trouvait toujours quelque bon prétexte. Ma mère l’avait souvent questionné à ce sujet, mais il s’était toujours dérobé. Lasse de ses manœuvres, elle le somma de « mettre à table » et de s’expliquer une fois pour toutes. « Ch’est point pour l’puits, Mâme Decroué, j’savons bin qu’y avé eun’servitude su l’puits et j’y faisons pas d’empêchement, ma c’est pou la corde, y a point d’servitude su l’corde ; et al’s’use. »

Quand on parla au père et à la mère Jean de célébrer leurs noces d’or, ils ne manquèrent pas d’invoquer que cela portait malheur et, en effet, au moment où le couple se rendait à l’église pour la cérémonie, enfin décidée malgré tout, la mère jean avec son plus beau fichu et le bonnet de sa jeunesse, le père Jean avec un étrange chapeau haut qui pouvait dater du milieu du siècle, ne vint-on pas lui annoncer qu’un viau venait de s’ensauver ? Il fallut, dans ces « biaux habits » faire un barrage à travers les ronces en dévalant le coteau, se disperser pour donner la chasse à la bête sous un lourd soleil d’été, et le fichu de la mariée volait à tous les vents et la sueur dégouttait sous le haut chapeau du père Jean.

Il ne rechignait pas à la fatigue, le fermier, quand il s’agissait de gros sous ! La veille d’un jour de fête à la paroisse, et comme il avait à quêter, il fit en sorte d’obtenir avant le jour de la cérémonie un louis d’or de Mr Edmond Agache et un autre de Mr Henri Decroix. Aussitôt il se rendit à pied à Fécamp en dépit de ses 71 ans, pour faire de la monnaie. Et il expliqua « En passant mon plateau avec 8 pièces de cinq francs, les gens, y s’diront pou sûr « J’peux brin fé autrement que les autres » tandis qu’avec deux louis, y s’auraient dit « Y en a un de Mr Agache et un de Mr Decroix ; ça n’m’engage pas ».

Le père Jean avait un frère, le père José qui ne travaillait guère et n’avait qu’un ou deux doigts à une main ; il n’était pas moins bavard que lui. Les années s’écoulèrent et le logement des fermiers étant en mauvais état, mon père leur fit construire une maisonnette dans le style normand qui s’harmonisait avec l’ensemble des bâtiments. Heureusement située à l’endroit où le coteau s’infléchit, elle nous semble aujourd’hui faire partie du paysage, comme le présentent de nombreuses photos des uns et des autres.

Le dimanche on partait par petits groupes vers l’église de Vattetot, soit par le grand raidillon, soit par le petit, soit par le « chemin des vaches », soit tout simplement par la grand-route. Toute petite église au milieu des morts, dont la tour lanterne en pierre friable et blanche offrait quelques grossières sculptures au départ des nervures soutenant la voûte. Mais le Suisse était plus célèbre que son église et bien des baigneurs venaient d’Etretat pour venir l’admirer, coiffé d’un vieux bicorne d’amiral auquel on avait ajouté un colossal plumet et revêtu d’un costume d’académicien verdi par le temps. Il quêtait de ses grosses pattes gantées de blanc, faisait sonner la dalle avec majesté tout en prenant des airs de paon qui ne manquaient pas de provoquer le sourire. On aurait dit d’un automate tournant alternativement la tête de droite et de gauche et maniant sa hallebarde entre temps, tandis que ses lèvres se plissaient avec un air d’orgueilleux contentement. Pendant ce temps, le serpent, vieux serpent authentique, soutenait les voix traînantes d’une basse qui semblait surgir des entrailles de la Terre, tantôt se bornant à faire entendre la tonique et la dominante, tantôt les agrémentant de fioritures inattendues. (NDR : le serpent est un instrument à vent grave, à perce conique et dont l'embouchure est appelée « bouquin ». Bien qu'il soit en bois recouvert de cuir, il fait partie de la famille des cuivres).

L’abbé Morin était alors Curé de Vattetot. Il prêchait avec emphase et d’un ton chantant d’où se détachaient de périodiques « N’est-ce pas vraè ? » Et on était surpris, dans la conversation, de l’entendre parler avec esprit et finesse des choses de sa paroisse. Et de Sainte Wilgeforte qui faisait l’objet d’un culte particulier et qu’une vieille statue représentait crucifiée. Elle avait obtenu du bon Dieu, disait la légende, que lui poussa une barbe épaisse pour éloigner un prétendant que lui destinait son père. Mr l’abbé Morin avait consacré à la vie de la sainte un édifiant opuscule qu’il alla soumettre à l’évêque. Celui-ci donna son approbatur, mais demanda pourtant « Etes-vous bien sûr, Monsieur le Curé, que la sainte n’ait jamais existé ? » - « Nul ne peut l’affirmer » répondit le brave curé sans se laisser intimider.

En bon prêtre, mais aussi en bon Normand qu’il était, Mr l’abbé Morin se trouva gêné d’officier devant une vieille statue polychrome qui représentait une Sainte Vierge rubiconde, avec des yeux clairs et troublants, bordés de cils noirs qui lui donnaient à vrai dire l’air d’une courtisane. Le conseil de fabrique ne consentant pas à la remplacer, il prit le parti d’avancer petit à petit la statue sur son socle si bien qu’un jour de tempête, on la retrouva écrasée sur le sol. Lui-même le racontait fort drôlement et sans le moindre remords, car les vierges de Saint-Sulpice, il faut le reconnaître, ne ressemblent aucunement à des courtisanes.

La lanterne romane du clocher porte encore la date de la restauration du clocher sous l’abbé Morin. Plus tard, une cloche fut offerte à la paroisse sous le parrainage de Robert Griveau et de ma mère. Monseigneur Lemonnier, évêque de Lisieux, vint assister à la cérémonie et fut reçu à déjeuner chez mes parents. J’eus l’honneur de tirer de lui une excellente photo dont je ne sais ce qu’elle est devenue. A son arrivée au « chalet », monseigneur présenta sa bague à baiser, d’abord à ma mère, qui la baisa respectueusement, puis à mon père qui, se méprenant sur le geste, lui serra cordialement la main.

Parmi les Vaucottais de passage, il faut citer les filles d’une madame Humbert qui fit beaucoup parler d’elle à l’époque, pour avoir monté une escroquerie sensationnelle à l’héritage. Quand on fit ouvrir le coffre-fort où devaient reposer les millions servant de garantie à de nombreux emprunts, on le trouva entièrement vide et les caricaturistes le représentèrent avec un lapin dedans.

Il nous arriva, un ou deux étés, de jouer avec Pierre et Jacques de Lacretelle, aujourd’hui bien connus dans le monde des lettres. Leur mère, amie des Sciama, était une femme fort distinguée qui nous laissa un souvenir très différent de celui qu’elle semble avoir laissé à ses fils.

Parmi de nombreuses visites, il faut relater ici celle des Hugon dans leur « autopanne » ; c’est ainsi qu’à Calais, où il dirigeait la banque Verley-Decroix, on avait baptisé la voiture conçue et fabriquée par Mr Hugon. C’était un ancien ingénieur de Centrale qui avait la marotte des inventions et qui se mit en tête de remplacer le pneu à une époque où les crevaisons étaient très fréquentes. Il réalisa d’ailleurs à force de tâtonnements, un système de lames métalliques interchangeables qu’il adapta sur des vélos (je roulai sur l’un d’eux qui faisait grand bruit sur les pavés de Calais) et sur des cars circulant dans le Calaisis. Affligé d’un certain défaut de prononciation qui lui faisait doubler les consonnes à la manière anglaise ( il les doublait aussi en écrivant, sauf quand il lui en fallait deux ou les raturait à tort et à travers sachant mon père sévère sur ce chapitre) il était d’un roux tirant sur l’or et portait un lorgnon d’or. Fille d’un amiral, Mme Hugon était une femme mince et petite, très délicate et d’une grande distinction. L’arrivée en auto avait été sensationnelle et, en sirotant le café, Mr Hugon n’avait pas manqué de nous décrire tous les perfectionnements apportés à son « enfant », parmi lesquels l’adjonction à l’arrière d’une suspension destinée à porter la bicyclette-secours, souvent fort utile. Nous assistâmes au départ en grande pompe et entendîmes à chaque tournant le son de la trompe qui nous avertissait des étapes accomplies par l’autopanne. Mais au bout d’une demi-heure environ, la trompe se tut et le bruit de la machine cessa brusquement. Elle n’avait pu gravir la côte et ce fut sa dernière randonnée.

Une autre visite en auto fut celle des Édouard Agache qui, naturellement, avaient leur chauffeur. Elle fut une démonstration des charmes de la voiture. On chercha sur la carte un joli petit coin, à quelques 5 km de Vaucottes et il fut décidé que ce serait le but de l’excursion. Il s’agissait en fait de la futaie d’Henneville. Mais, dépassé la futaie d’Henneville en dépit de nos exclamations, on nous expliqua qu’on ne s’arrêtait pas sur une grand-route quand le moteur tournait aussi rond.

Je ne me rappelle plus qui vint nous rendre visite en voiture découverte et, au retour d’Etretat, je fus chargé de montrer la route. Mais, lancée à toute allure, la voiture soulevait des nuages de poussière qui empêchaient toute visibilité et quand, à grande peine, je reconnaissais un carrefour, nous étions déjà au carrefour suivant. Cependant, dans les grands dîners, la plupart des conversations commençaient à rouler sur l’automobilisme et les heureux propriétaires de voitures tenaient presque exclusivement le crachoir.

Les retours à Lille étaient toujours empreints pour moi d’une profonde mélancolie et , la veille du départ, je manquais rarement d’aller en pèlerinage au coude de Brandeville, par exemple, ou dans le fond du vallon que j’ai toujours considéré comme le vrai Vaucottes, à cause de son caractère d’intimité, à l’écart des routes, de la solitude totale qu’on y trouvait à certaines heures et de l’attirance du val lui-même qui invitait à remonter jusqu’à sa naissance. Bientôt de malencontreuses clôtures ne permirent plus de déférer à cette gracieuse invitation. Toutefois, il ne me déplaisait pas de retrouver la grande maison du 42 ; j’aimais aussi ma ville natale pour sa tristesse et l’attachement inné qu’on éprouve pour les lieux où l’on a vécu, mais l’air qu’on respirait à Lille me paraissait poisseux comme le français qu’on y entendait.

Me voilà donc poursuivant mes études à Saint-Joseph, en troisième avec Mr Mallebranque pour professeur. Ce petit homme va se faire jésuite. Il est invariablement vêtu d’une longue redingote noire et porte une barbe mal peignée de même couleur. Il a le visage couvert de pustules, le nez bourgeonnant et la voix voilée d’un malade ? Tout cela joint à un certain air d’austérité, lui donne un aspect trop rébarbatif et lui enlève l’autorité que pourraient lui donner des connaissances étendues. On lui souhaite sa fête quatre fois par an, une fois le jour de son saint patron, une fois à la Saint-Cloud, à cause des siens, une autre fois à la saint Ignace, à cause de la sienne et une dernière fois à la saint Joseph, à titre d’ « époux » de la Sainte Vierge. Car le malheureux s’enfonce constamment une règle dans le cou pour apaiser le prurit de ses démangeaisons. Je n’ai conservé aucun souvenir de mes études de troisième, qui m’ intéressaient fort peu. Tout l’intérêt de la vie consistait pour moi à attendre le mercredi, jour de congé, puis le samedi, veille du dimanche. Toutefois je ne me déplaisais pas, puisque j’étais externe libre et qu’il y avait les routes à faire. Gustave Scrive était venu habiter la rue royale ; il y avait un petit quart d’heure de chemin pour Saint-Joseph et nous avions le temps de causer un peu de tout, même de notre avenir. Non pas d’une façon précise, car nous n’avions aucune idée préconçue à ce sujet, mais comme des enfants qui ne voient la vie qu’en rose, pour tout dire, comme des fils à papa. Ayant entendu dire par ma mère qu’on pouvait vivre très convenablement à la campagne à raison de douze mille francs par an, toute mon ambition était de posséder un jour un capital de trois cent mille francs que je placerai à 4 %. Gustave, lui, était plus exigeant et voulait son million afin d’avoir une trentaine de mille francs de rente, car, par mesure de sécurité, il ne prévoyait que du 3,5 %. Chacun n’est-il pas un peu servi selon ses prétentions ?

Peut-être est-ce cette année que, tenant la queue de ma classe avec Bieswahl, on nous fit concourir à deux séparément ; à vrai dire, je fus le premier des deux. Quand les parents de mon camarade lui demandèrent quel rang il avait obtenu, Bieswahl, se gardant bien de dire que nous avions concouru à deux, annonce qu’il avait été « second ». Ses parents alors voulurent savoir quel était le rang de Decroix - « avant-dernier », répondit sans sourciller Bieswahl. Ainsi les heureux parents furent-ils persuadés que j’avais été « enfoncés ».

Je fus parfois invité à faire de la musique chez mon ami Gustave Scrive, puis à déjeuner chez lui. Mme Gustave Scrive mère m’interrogeait alors sur tous les membres de ma famille qu’elle connaissait par le menu, ayant une science infuse de la généalogie. Mamdame Gustave Scrive était une femme très douce, un peu timorée, Alsacienne d’origine, et très prévenante pour l’ami de son fils. Je rencontrais aussi Olivié Scrive, que mes professeurs attrapaient souvent parce qu’il avait été élevé dans une « boîte de coton rose » disaient-ils. Au fait, il apparaissait un peu, à cet âge, comme une petite fille au teint olivâtre, au langage précieux parsemé de dentales à l’anglaise (Ndr : Prononciation au niveau des dents). Mme Georges Scrive, sa mère, d’origine belge, était jolie comme un cœur, passait ses 70 ans et conservait une allure élégante et une prestance princière.

En été nous étions parfois invités dans les propriétés des environs, chez Mme Kuhlmann à Loos, chez les Édouard Agache à Pérenchies, chez Mr Verley à Lassus, chez les Crespel, plus rarement à Salomé chez mon parrain. Mme Kuhlmann était le sœur d’Edmond Agache. Son mari était mort subitement en prenant un bain et sa veuve avait non moins de fortune que ses frères, tout en ayant les mêmes dispositions à jouir de la vie et à faire profiter les autres . Bavarde comme une « agache », avec ou sans majuscule, elle avait une drôle de touche, se fardait, se poudrerisait et s’échafaudait une pyramide de cheveux frisés par étages qui n’avaient pas l’air de lui appartenir. Mais elle avait un œil pétillant d’animation, une voix un peu rauque, mais forte et une grande gaîté naturelle. Chez elle on variait les plaisirs et , le soir venu, on jouait aux cartes. Il y avait toujours des lots somptueux pour les gagnants et il y en avait aussi pour les perdants. Mes frères en avaient rapporté un jour une pendule représentant un chameau en métal argenté ; je possède encore un joli petit carnet de cuir imité de l’ancien et un étui de cuir pour boîte d’allumettes. Mme Kuhlmann donna un jour une grande kermesse dans sa propriété. Rien n’y manqua : chevaux de bois, tirs, jeux de boules, voyante, etc. A trois visiteuses, la voyante annonça que l’une périrait par l’eau, l’autre par le feu, l’autre par l’air. En effet, la première fut victime de la catastrophe de St Gervais et fut emportée par les eaux, la seconde fut brûlée vive au bazar de la charité et la troisième faillit mourir d’une longue fièvre typhoïde dont elle se rétablit cependant. A la même voyante, qui décidément n’avait pas bon œil, Mme Crespel avait entendu dire que le feu détruirait sa nouvelle maison. On juge de sa frayeur quand les autres prédictions se furent réalisées ; elle fut heureusement quitte pour la peur.

Mme Kuhlmann avait une fille unique, Frédérique, qui louchait assez fort et qu’on voyait toujours accompagnée de sa vieille petite nounou, au blanc bonnet, trottant inlassablement autour d’elle. Sa grande fortune la fit courtiser par un grand nombre de prétendants, car on parlait de sept millions, ce qui était énorme à l’époque. L’un des prétendants présumés, Mr de Beaulieu, était un ami de mon frère Robert. On le recevait parfois au 42. Il était d’une distinction un peu sèche, il était difficile de lui donner un âge. Mais, à la mort de Mme Kuhlmann, les Édouard Agache, devenus les tuteurs de la jeune fille, lui cherchèrent un brillant parti et dénichèrent un Mr de Grégueuil qui fut bientôt agréé. Mais le malheureux était tellement laid qu’au dernier moment la jeune Frédérique perdit courage. Elle épousa finalement le marquis de la Bégassière, attaché d’ambassade, et je l’entendis, à sa dernière visite, raconter son existence dispendieuse à Londres où les sept petits millions paraissaient si peu de choses qu’il fallut demander un changement pour Bruxelles.

Les Édouard Agache habitaient un charmant petit château à proximité de l’usine de Pérenchies. La voie ferrée reliait la filature à la gare, de sorte que la présence de nombreux wagons frappait beaucoup notre jeune imagination. Edouard Agache était un gros industriel rompu au monde ; ses lèvres, fort épaisses, lui donnaient le physionomie d’un juif dont il avait aussi le rire et la voix. Je l’entends encore, le dos à la cheminée du grand salon de la rue Royale, parler de musique et annoncer qu’il y avait musique « encore plus savante que celle de St Saens » ; le plus savant était Vincent d’Indy et cette conversation me permit de m’enquérir des œuvres de ce compositeur. Mme Édouard était encore plus loquace que son mari et avait une conversation brillante et animée. Ma famille fit un jour les frais d’un landau pour nous conduire en soirée à Pérenchies et je me rappelle la forte impression que m’avait fait ce voyage à la nuit tombante, car j’étais fort peu habitué à l’obscurité qui jusque là ne m’avait inspiré que crainte. J’étais surpris de constater qu’elle pouvait aussi être très poétique. Dans la belle saison, nous allions parfois à Pérenchies à pied et nous en revenions en chemin de fer. Nous étrennâmes le jeu de cricket dans le parc de la propriété et Donat Agache qui, dès le berceau, s’intéressa aux affaires, était chargé de nous faire l’honneur de l’usine, nous expliquant tous les rouages de la filature alors qu’il n’avait qu’une douzaine d’années. Il devait, par la suite, non seulement développer les affaires de la société anonyme de Pérenchies et des établissements Kuhlmann, mais aussi décrocher la présidence de la maison de la chimie. Dès le début de l’automobilisme, il crut joli de parcourir le bois de la Deûle en voiture, sans crainte des montagnes russes que constituaient d’étroits sentiers dans les anciens fossés de la citadelle. Il y roula si bien que l’auto capota sur lui et sur le camarade qui l’accompagnait « Es-tu mort ? » interrogea ce dernier - « Non, et toi ? » répliqua Donat. Mais s’il n’était pas mort, il avait l’oreille en sang.

A l’époque de ses examens, Donat était fort lié avec mon cousin Marc et la préparation de son bachot ne l’empêchait pas de mener une vie assez joyeuse. Si bien que, le jour de payer les droits réglementaires, il se trouva à sec et ne craignit pas de demander à ma tante Cécile de lui avancer le montant de ses droits. Bien qu’ayant d’autres chiens à fouetter, ma tante fut compatissante, mais elle le vit revenir quelques jours après. Les « circonstances » lui avait fait dépenser la somme péniblement prêtée et il venait demander un nouveau concours. A un dîner de jeunes gens qu’il avait invités dans un restaurant de Lille, peut-être au café, il se trouva avoir oublié son porte-monnaie et il se tourna vers mon frère Robert qui dut payer la note. Mais tout enfant gâté qu’il était, il n’inspirait pas moins le sympathie.

Quelques années avant la guerre de 14, il y eut à Pérenchies une fête mémorable au cours de laquelle eut lieu, en plein air, un déjeuner réunissant un nombre de couverts record. J’étais voisin de Paul Delemer, qui devait devenir directeur du Crédit du Nord et qui préparait alors ses examens « Vous devez travailler beaucoup, » lui dis-je par politesse - « Au-cu-ne-ment » répartit Paul Delemer qui parlait plus que posément, « ou bien je serai reçu, et alors je me dis que ce n’est pas la peine de travailler, ou bien je serai recalé, auquel cas je regretterais d’avoir travaillé » je ne me rappelle plus si c’est lui ou son frère qui fut un jour rencontré dans la rue avec une pendule sous le bras. On lui demanda le motif. « Mon père ne veut pas me donner d’argent, alors je vais porter cette pendule au Mont-de-piété », réponse faite d’un ton très naturel. (Ndr : Mont de piété : organisme de prêt sur gages, notamment en faveur des plus démunis)

Parfois aussi, nous étions invités à Lassus (Ndr : Sans doute en la Commune de Lompret (59)), chez Mr Verley-Crouan, qui occupait un joli petit château. On nous y montrait une allée cavalière privée que seul, mon grand-père Decroix avait le droit d’emprunter. Et on pêchait à la grenouille dans les fossés de la propriété. J’aurai l’occasion de reparler de Mr Verley qui, avec ses longs favoris blancs à l’ancienne mode et son menton rasé, avait allure de magistrat. Mais , ici, loin des affaires, il rappelait surtout les gravures anglaises représentant les parties de chasse . Sa haute stature, sa corpulence, son teint coloré et son sourire accueillant l’apparentaient aux gentlemen de « country ». Il trouvait à recevoir un plaisir évident et communicatif. Je retrouvais là mon camarade Michel Verley qui mourut fort jeune et tous mes futurs associés.

Mme Verley-Crouan avait un parler fort chantant et ne vivait guère que pour sa nombreuse famille. A sa mort, elle laissa environ 180 descendants, Mr Verley ayant des enfants d’un premier lit dont Mme Bernard lui apporta, à elle seule, 19 petits-enfants. Si je ne me trompe, cette descendante impressionnante par le nombre fut dépassée par Mr Isaac, président de la chambre de commerce de Lyon, que mon père rencontrait parfois à Paris. Toujours est-il que Mr Verley avait couvert sa cour à Lille pour que fussent rendues possibles les réunions de famille.

Un frère de Mr Verley-Crouan était agent de change à Lille et avait épousé, selon sa propre expression « un(e) enfant du Cambrésis », atteinte d’une claudication caractérisée, elle claudiquait également en parlant et avait une singulière manie des métaphores et des néologismes.. 3Vertefeuille », l’appelaient ses neveux, car elle trouvait trop banal de placer l’adjectif après le substantif. A chacune de ses visites à Mme Crouan, ma mère revenait pleine d’étonnements. Alors qu’elle allait sonner à sa porte, elle l’aperçut un jour ranger ou balayer son salon, mais quand elle fut introduite par la femme de chambre, la maîtresse de maison, plongée dans un fauteuil, paraissait absorbée dans une lecture palpitante. La « revue des deux mondes » en main, elle se leva pour saluer ma mère et se perdit en commentaires sur l’article qu’elle avait fait semblant de lire. Elle nommait « écolage » la fréquentation de l’école et « voituriner » l’action d’aller en voiture, se plaignait qu’une lampe fut « suppliciante » etc. Au cours d’une soirée, elle était au bras de mon père quand elle l’arrêta, tout émue, pour lui demander « Oh, Monsieur, entendez-vous l’amour qui meurt » Mon père ignorant que ce fut le nom d’une valse, était fort embarrassé de répondre et ne le fut pas moins quand il fut prié de la reconduire à son « nautonier » ; son mari sans doute menait la barque.

Mon parrain, Gaston Lecreux, avait un château ancien de fort bon style à Salomé dans les environs de Béthune et divers fossés traversaient sa propriété pour rejoindre le canal de la Bassée. Nous allâmes plusieurs fois à Salomé, empruntant un jour un break , de Lille, avec les Pierre et les Jules Decroix. Comme d’habitude, nous fîmes une promenade en canot ; ma sœur Gabrielle eut la malencontreuse idée de tomber à l’eau au moment où mon père se promenait non loin du rivage. Il se renseigna sur le bruit qu’on venait d’entendre et, fort opportunément, Edmond Decroix le rassura par ces mots « ce n’est rien, mon oncle, c’est une rame qui vient de tomber à l’eau ». Entre temps, la rame avait été ramenée à bord.

Au cours des réceptions à Salomé, Mr Gaston Lecreux et quelques-uns de ses amis allaient se poster au fond de la propriété pour sonner du cor. Le violoncelliste Delsart, qui avait un grand talent donna une matinée musicale dans les salons du château.

J’aimais mon parrain qui se montrait toujours généreux à mon égard et variait la nature de ses cadeaux. Il était toujours tiré à quatre épingles et plastronnait volontiers. Son regard était très vif et il avait l’oeil humide des peintres, mais il possédait aussi des bajoues qui lui donnaient un certain défaut de prononciation et un timbre claironnant, même sans jouer du cor. Mes parents lui ayant envoyé un faire-part de décès qui le suivit en Norvège reçurent de lui, non sans surprise, une carte où il était beaucoup plus question d’un voyage enchanteur que de condoléances...mais le mot y était.

Il y avait à Lille un tableau de lui dont personne ne voulut après le décès de mon père ; c’était une grande toile richement encadrée, représentant des roses et d’autres fleurs tournant au noir. On me fit remarquer que j’étais le filleul de l’artiste, mais je répliquai qu’aucun mur de ma petite maison ne pourrait soutenir le poids de cette œuvre ni se prêter à ses dimensions, ce qui était rigoureusement exact, mais lorsque je reçus la part de mobilier qui me revenait de père, j’y trouvai la fameuse toile dans un emballage spécial qui avait coûté les yeux de la tête. Je me mis alors en campagne pour placer le tableau ; ni l’entrepreneur de peinture ni le notaire ne voulurent accepter ce « gracieux » cadeau. Comme il encombrait mon garage, j’eux finalement l’idée de l’offrir en tombola dans la salle des fêtes d’Ouistreham ; il était délicatement posé sur un échafaudage un peu fragile, parmi les drapeaux et les bouteilles de vin. Quand on annonça le numéro du tableau, personne ne daigna se lever ; finalement le gagnant fut découvert, mais déclara ne pas vouloir en prendre possession ; je proposai alors à mon aimable voisine de le lui offrir ce qu’elle accepta sans façon, mais soudain on entendit un grand fracas ; le tableau avait glissé et était tombé sur les bouteilles de vin qui l’avaient transpercé. Je me vis donc, la mort dans l’âme et un peu inquiet des tours que me paraissait jouer « l’esprit » de mon parrain offensé, contraint de ramener mon tableau crevé dans mon garage. Aujourd’hui peut-être en retrouverait-on un bout de toile dans les ordures de la ville, mais le cadre est allé au feu.

Dans la propriété des Bontes, à Lambersart, dont Mr Auguste Bonte était maire, je goûtai pour la première fois des tartines de beurre avec de la confiture au-dessus et nous fûmes d’accord, mes sœurs et moi, pour trouver ce mélange détestable. Nous allions aussi à Loos chez les Kiener dont les vieilles filles devaient épouser sur le tard respectivement Mr Charles Catel et Mr Caseneuve, chez les Crespel, avant que ne fût construit leur château de Genet, et plus tard à Wattignies, chez notre cousin Alfred Descamps, propriétaire d’un beau et vieux château dont le parc avait été dessiné par Lenôtre…

Ndr : Ici se termine le récit en notre possession

Plus...